mardi 29 avril 2014

Eric Hazan décrypte le choix des mots et la propagande

Papier publié une première fois en juin 2008, introduction au papier de demain sur la guerre des mots autour du traité transatlantique

Le livre LQR, la propagande au quotidien propose une réflexion particulièrement instructive sur l’influence du choix des mots dans la perception de la réalité. Il dénonce l’emploi par les élites d’un vocabulaire étudié pour étouffer le débat démocratique.

LQR signifie Lingua Quintae Republicae (langue de la Cinquième République). En créant ce terme, Eric Hazan fait un parallèle avec la Lingua Tertii Imperii (langue du Troisième Reich) et la novlangue du 1984 de Georges Orwell. La thèse de l’auteur consiste à soutenir que les élites du pays (politiques, médiatiques et économiques), qui ont toutes suivies les mêmes formations dans les Grandes Ecoles, ont créé petit à petit un langage, qui, en substituant un terme par un autre, transforme la perception de la réalité à des fins politiques, notamment de manière à contraindre l’adhésion aux politiques néo-libérales. Cette LQR viserait à établir un consensus politique en supprimant les opinions alternatives, par un double processus de dé-crédibilisation des opinions contradictoires et de présentation flatteuse de la « pensée unique ».

Et il faut dire que les exemples choisis par l’auteur sont particulièrement frappants. Il raconte comment dans les années 60, Valéry Giscard d’Estaing substitua le terme « problème » au terme « question » pour évoquer les grands sujets traités par les politiques. Or, si une question (comme la question sociale) peut amener plusieurs réponses, selon le point de vue de chacun, un problème suppose le plus souvent une réponse et une seule. Du coup, cela favorise l’influence d’experts censés apporter la réponse précise à nos problèmes… Pour aller plus loin, il note à quel point aujourd’hui on suppose qu’il n’y a qu’une seule réponse à nos problèmes : ceux qui expriment un désaccord ne sont pas des adversaires, mais simplement des personnes dans l’erreur, comme lors du référendum sur le Traité Constitutionnel Européen.

L’auteur montre bien à quel point certains glissements sémantiques changent la perception de la réalité. Les fusions d’entreprise, évocatrices de restructurations, sont désormais présentées comme des « intégrations ». Il dénonce le passage des « licenciements collectifs » aux « plans sociaux », dont on se demande en quoi ils peuvent bien être sociaux... Le passage du terme « exploité » à « exclu » est très révélateur pour l’auteur car ce glissement sémantique change fondamentalement la perception de la réalité : d’un côté des exploités victimes d’exploiteurs, de l’autre des exclus qui ne sont les victimes de personne.

Pour apporter de l’eau au moulin de l’auteur, on peut parler du terme « ouverture », présentation positive du débauchage de quelques mercenaires. Selon que l’on utilise l’un ou l’autre des termes, on ne dit pas du tout la même chose. Le choix du terme « euro fort » est aussi un cas qui oriente la perception de la réalité. Qui peut être pour un « euro faible » ? La force est une notion positive. En revanche, si on parle d’un « euro cher », alors le débat se trouve orienté dans un autre sens. De même l’emploi du terme « souverainiste » pour désigner Nicolas Dupont-Aignan est sans doute un moyen de renvoyer le courageux président de Debout la République dans un recoin un peu extrême et peu fréquentable de l’échiquier politique.

Néanmoins, si les exemples de ce livre sont souvent bien choisis, la réflexion de l’auteur a quelques limites. Les nombreux parallèles entre la LQR et la propagande nazie ne servent pas la réflexion de l’auteur. S’il dénonce justement une forme de propagande, la comparaison fréquente avec un régime qui fut responsable de dizaines de millions de morts et de la solution finale est assez lourde, d’autant plus qu’il n’y a pas de critiques du régime soviétique, qui aurait sans doute pu fournir des exemples équivalents. En outre, la thèse sous-jacente d’un complot conscient des élites me semble largement excessive. Si je veux bien reconnaître un comportement parfois à la limite du totalitaire dans certains débats (comme pour le TCE), je ne crois pas qu’il y ait un complot. En outre, il ne faut pas oublier que les Français ont voté « non » le 29 mai 2005.

S’il présente des limites fortes, ce livre a l’immense intérêt de faire réfléchir au choix des mots que l’on utilise dans le débat politique. Il permet de prendre du recul et de constater à quel point ce choix, souvent inconscient, n’est pas neutre. En cela, ce livre apporte une véritable contribution à notre démocratie.

Source : Eric Hazan, LQR la propagande au quotidien, Editions Raisons d’agir

16 commentaires:

  1. Il manque évidemment le mot le plus important : "populiste", qui, si j'en juge par de nombreux exemples de son utilisation de plus en plus étendue, a finalement la définition suivante : est "populiste" tout dirigeant ou parti politique qui prétend que les citoyens ont le droit de s'occuper de ce qui les regarde.

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    1. Bien vu...

      Ajoutez "poujadiste" (celui qui dénonce les conflits d'intérêts et propose des solutions autres que celles convenant aux grands groupes multinationaux), "café du commerce" (celui qui ne partage pas la novlangue technocrasseuse) ou "sans culture politique" (c'est-à-dire ayant une culture politique qui sort des références imposées par le système).

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  2. "La thèse de l’auteur consiste à soutenir que les élites du pays (politiques, médiatiques et économiques), qui ont toutes suivies les mêmes formations dans les Grandes Ecoles,"

    Pas vous, pas ça.

    Ce qui m'inquiète, ce n'est pas la présence d'anciens élèves des grandes écoles au gouvernement, mais leur relative absence.

    Voyez plutôt : Valls, Ayrault, Fillon, Sarkozy...sont tous des diplômés de l'université. Est-ce que cela change quoi que ce soit à leur position ?
    Si vous comparez les gouvernements de l'ère De Gaulle Pompidou aux actuels, vous verrez que les membres du gouvernement sont globalement moins diplômés (par rapport à leur génération) et que
    ceux qui sont sans diplôme réel (le certif ou le baccalauréat hier, la licence aujourd'hui) sont sans expérience professionnelle aujourd'hui alors qu'ils en avaient hier.
    Il y a aussi un certain nombre de recalés de l'ENA...voire des IEP de province à la tête d'institutions prestigieuses, avec une orientation néolibérale marquée (cour des comptes par exemple).

    Et, dans le monde des médias, la plupart des commentateurs et beaucoup d'experts ne sont pas issus du monde des grandes écoles.

    Quant aux entreprises, il est vrai que les ex élèves des grandes écoles (science et commerce sauf parfois aux échelons supérieurs) sont présents dans les grands groupes. Mais justement, ceux-ci marchent bien, et ils le feraient au profit de tous si politiques et médias faisaient leur travail. D'autre part, difficile de voir en Niel, Pinault ou Branson des modèles préférables...

    Bref, il est faux de dire que les élites en général, et celles qui prônent le néolibéralisme en particulier, sont issues des grandes écoles.

    Ce qui est vrai, c'est que les grandes écoles sont liées à l'Etat, et que la remise en cause du rôle de l'Etat s'accompagne très bien d'attaques contre les grandes écoles.
    Cf les attaques contre les concours scientifiques en 2010, et la tentative de réforme de la sortie de l'ENA sous le même mandat...

    Bref, il y a peut-être un problème de dérive technocratique à l'ENA, mais ne jetons pas le bébé des grandes écoles avec l'eau du bain (l'évolution dans la deuxième partie de son existence de cette école particulière).
    D'autant moins que ceux des élites qui ne sont pas issus des GE sont, en fait, plutôt pire, si on regarde les choses sans oeillères bourdieusiennes.

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    1. Je ne considère pas vraiment les élites formatés dans une poignée d'école très similaire comme une franche réussite, d'autant plus, comme vous l'avez en partie signalé, quasiment aucun d'entre eux se confronte à une carrière dans les PME et moyenne entreprise du privée où la concurrence est bien réelle et où l'essentiel des emplois sont créés.

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    2. Ce qui manque, ce sont des inventeurs et des innovateurs... Éventuellement autodidactes ou avec un doctorat non plagié, diplôme sanctionnant cette capacité à inventer du nouveau.

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  3. Il n'y a pas de complot organisé dans le sens où les "oligarches" ne se rencontre pas pour décider comme nous b*****, mais il y a un mouvement coordonnée de fait de la reproduction d'une même stratégie individuel à l'échelle d'une élite politique et économique.

    Ce n'est pas un complot, mais le résultat de comportement individuel centré sur l'accumulation de fortune et la protection de leurs positions sociales (pour eux et leurs progénitures) qui abouti in fine à la situation actuelle de manipulation des masses au profit d'une élite accaparant pouvoir politique et économique (les deux étant de tout temps lié).

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  4. @ Laurent Pinsolle. Pour les références au régime soviétique, sachez que bien peu les maîtrisent et qu'elles sont frappées d'amnésie et ce d'abord en Russie.

    Mon fils a vécu un certain à Dzerjinsk, éponyme du terrible Felix Dzerjinsky. Personne n'a jamais demandé à débaptiser la ville (alors que les villes alentour ont retrouvé leur nom traditionnel, à commencer par Gorkiï revenenu Nijni Novgorod). Mieux : les habitants de Dzerjinsk ne savent pas qui il fut.

    Certains auteurs disent que ce silence voire cette amnésie s'enracinent dans la chrétienté orientale. Les premiers saints de la chrétienté russe sont les martyrs Boris et Gleb (assassinés en 1015), fils de Vladimir de Kiev. Ils furent assassinés probablement par leur frère Sviatopolk le Maudit dans une guerre civile de succession qui frappait la Rus' de Kiev à ce moment.
    Boris et Gleb avaient été prévenus mais ont refusé de s'enfuir, assumant par là le martyr et sa valeur rédemptrice. C'est pourquoi on les appelés les souffre-douleurs. Cet assassinat n'a jamais donné lieu à procès, car cela aurait fait perdre tout le sens spirituel du martyr. Il en serait de même pour les victime du communisme. ѧ

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  5. Giscard avait déjà rebaptisé les pauvres "économiquement faibles"

    Plus récemment on a décidé de rebaptiser les vieux "séniors" pour mieux les dépouiller de leurs retraites. Cela a sûrement effacé magiquement tous leurs rhumatismes.

    La pratique de l'euphémisme est ancienne dans la propagande officielle chez nous, mais elle s'est radicalisée et nous sommes désormais au stade de l'antiphrase. Quelques exemples, mais vous en trouverez facilement beaucoup d'autres :


    "plan social" : charrette de licenciements
    "économies" : action de gaspiller de l'argent dont on fait cadeau aux riches en dépouillant le reste de la population,
    "effort" : sacrifice stupide et stérile extorqué par la contrainte et la terreur
    "modernisation" : retour aux conditions économiques et sociales du XIXème siècle

    etc

    Ivan

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  6. @ Toutatis,

    J’avais fait une note de lecteur sur le livre « L’éloge du populisme » de Philippe Coussedière…

    http://www.gaullistelibre.com/2012/09/faut-il-faire-leloge-du-populisme.html

    @ Rodolphe

    On pourrait continuer longtemps. Je vais proposer des listes dans les prochains jours.

    @ Anonyme

    Absence, présence, je ne vois pas de grandes différences aujourd’hui car ils acceptent tous un cadre très restreint d’action qui les conduit inévitablement à l’échec. Là, ce n’est pas le fait d’avoir ou pas un diplôme qui détermine l’échec ou le succès, mais la capacité à sortir du cadre, à réfléchir de manière large et ouverte, et, bien sûr, à changer le cours des politiques suivies.

    Vous savez, j’ai fait une grande école, mais je ne rentre pas dans le cadre traditionnel de pensée…Je pense que les grandes écoles sont plutôt une chance pour la France. Elles ne sont pas responsables de la crise actuelle, elles ne font que suivre leur époque. Ce ne sont pas forcément les grandes écoles qui formatent.

    @ Karg se

    Assez d’accord avec cette analyse, bien décrite. Le pire, c’est que les élites pensent pour la plupart sincèrement qu’on ne peut pas faire autrement et que ce qu’ils font est pour le bien des masses.

    @ Ivan

    La novlangue néolibérale est affreuse.

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    1. Un mot qui me vient pour la liste :
      "responsabiliser" = faire payer.

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    2. Tout à fait, les oligarques sont persuadés que leurs idées sont bonnes, cela s'explique par l'organisation du cerveau humain en couches successives: la conscience n'est que le niveau supérieur, qui s'active après filtre des informations par le thalamus. Ce filtrage explique l'étrange incapacité de certains à admettre leurs erreurs ou des faits dérangeant : l'égo, phénomène inconscient, filtre les informations non conforme à leurs croyances.

      Chez les oligarques la réussite de l'idéologie ultra libérale repose sur leur envie de conserver et transmettre leurs fortunes. Comment Hollande et la plupart des politiciens, riches en patrimoine immobilier, peuvent ils souhaiter une dévaluation ou un dégonflement de la bulle immobilière? Leur inconscient, qui a reçu des très nombreux signaux d'opposition à ces idées économiques, filtre les signaux en conséquence, permettant l'émergence d'une idéologie d'intérêt personnel, tout en entretenant l'illusion de l'intérêt commun.

      On observe le même phénomène chez les masses: elles soutiennent des politiques contre leur intérêt sous l'effet de leur inconscient. La différence c'est que dans ce cas c'est la propagande qui imprime l'inconscient, et non pas une stratégie pensée et intériorisée.

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  7. @ Laurent Pinsolle
    Pourquoi vous ne dites pas qu'Eric Hazan est signataire de l'appel des Indigènes de la République et qui incitait a renverser sarkozy avec la violence ?

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    1. C'est vrai ça. Pourquoi ne pas faire la biographie complète (avec enquête d'au moins 6 mois bien sûr) de l'auteur de chaque livre critiqué même si ça n'a pas de rapport avec le sujet du livre?

      .................

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    2. Faites l'effort de lire la production intellectuel de camp qui ne sont pas le votre, ça ne fait pas de mal. J'ai lu des marxistes, des ultra libéraux (dont Hayek), ça ne m'a pas fait de mal. Lire du tout apporte deux choses: une connaissance direct de l'adversaire et la possibilité de récupérer des idées et concepts intéressant, aucune (vrai) pensée n'étant totalement à jeter.

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    3. On voit le résultat depuis que Pinsolle nous bassine avec Hazan
      @ bip
      Quand ça l'arrange il le fait.

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  8. "donner des compétences supplémentaires" : se débarrasser d'une dépense ou d'un travail sur autrui.

    Ivan

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