mardi 20 octobre 2015

Bon appétit, Messieurs ! (billet invité)

Billet invité de l’œil de Brutus



Victor Hugo fait jouer Ruy Blas pour la première fois en 1838. L’intrigue de cette pièce,  devenue un grand classique du théâtre hugolien, se place dans l’Espagne décadente de la fin du XVIIe siècle[i]. Par un jeu d’intrigue du machiavélique Don Sallustre, Ruy Blas, son valet, se retrouve, bien malgré lui, nommé premier ministre. Homme d’honneur et de bon sens, issu du peuple, Ruy Blas s’efforce alors de mettre au pas l’oligarchie nobiliaire qui pille le bien commun et écrase le peuple espagnol sous les impôts pour nourrir sa propre avidité.
La tirade ci-après, devenue célèbre, dans laquelle Ruy Blas sermonne les conseillers – corrompus – du roi est, aujourd’hui, saisissante d’actualité et montre en outre toute la grandeur atemporelle de l’œuvre hugolienne.

« Bon appétit, messieurs ! –
O ministres intègres !
Conseillers vertueux ! voilà votre façon
De servir, serviteurs qui pillez la maison !
Donc vous n’avez pas honte et vous choisissez l’heure,
L’heure sombre où l’Espagne agonisante pleure !
Donc vous n’avez ici pas d’autres intérêts
Que remplir votre poche et vous enfuir après !
Soyez flétris, devant votre pays qui tombe,
Fossoyeurs qui venez le voler dans sa tombe !
(…)
Et vous osez ! … - Messieurs, en vingt ans, songez-y,
Le Peuple, - j’en ai fait le compte, et c’est ainsi ! –
Portant sa charge énorme et sous laquelle il ploie, 
Pour vous, pour vos plaisirs, pour vos filles de joie,
Le peuple misérable, et qu’on pressure encor,
A sué quatre cent trente millions d’or !
Et ce n’est pas assez ! et vous voulez, mes maîtres ! … -
Ah ! J’ai honte pour vous !
(…)
L’Etat s’est ruiné dans ce siècle funeste,
Et vous vous disputez à qui prendra le reste ! »[ii]



En complément, on pourra également retrouver dans cette préface, de Victor Hugo lui-même, une actualité toute aussi saisissante :
« Comme la maladie de l’Etat est dans la tête, la noblesse, qui y touche, en est la première atteinte. Que devient-elle donc ? Une partie des gentilshommes, la moins honnête et la moins généreuse, reste à la cour. Tout va être englouti, le temps presse, il faut se hâter, il faut s’enrichir, s’agrandir et profiter des circonstances. On ne songe plus qu’à soi. Chacun se fait, sans pitié pour le pays, une petite fortune particulière dans un coin de la grande infortune publique. On est courtisan, on est ministre, on se dépêche d’être heureux et puissant. On a de l’esprit, on se déprave, et l’on réussit. Les ordres de l’Etat, les dignités, les places, l’argent, on prend tout, on veut tout, on pille tout. On ne vit plus que par l’ambition et la cupidité. On cache les désordres secrets que peut engendrer l’infirmité humaine sous beaucoup de gravité extérieure. Et, comme cette vie acharnée aux vanités et aux jouissances de l’orgueil a pour première condition l’oubli de tous les sentiments naturels, on y devient féroce. Quand le jour de la disgrâce arrive, quelque chose de monstrueux se développe dans le courtisan tombé, et l’homme se change en démon »[iii].






[i] Ruy Blas a été adapté au cinéma dans, entre autres, le célèbre La Folie des grandeurs, de Gérard Oury avec Louis de Funès et Yves Montand. Le film perd la tournure tragique de la pièce de théâtre et se concentre sur le fantastique jeu comique du duo Funès-Montand.
[ii] Ruy Blas, Acte III, scène 2.
[iii] Victor Hugo, préface à Ruy Blas, pages 14-15, Le Livre de poche 1987.

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