mercredi 18 juin 2014

Bonapartisme ET Constituante (billet invité)


Billet invité de l’œil de Brutus.




Dans l’édition d’avril 2014 du Monde diplomatique, André Bellon[i] a fait paraître un remarquable article[ii], mettant en valeur ses travaux et ses réflexions sur le renouveau politique à la fois salutaire et nécessaire au redressement de notre pays. Qu’il soit en préambule bien clair que j’ai le plus sincère respect pour ces travaux et cet engagement au service de la France et des Français.

Nous avons, bien évidemment, un point fort de convergence : il ne serait y avoir de renouveau qu’en amenant les Français à se retrouver autour de la France. L’intellectualisme mondialiste de gauche que dénonce André Bellon marque, en effet, une complète incapacité à penser la démocratie. Antonio Négro peut bien s’exclamer « les concepts de nation, de peuple et de race ne sont jamais très éloignés »[iii], l’histoire même de la France en est un démenti flagrant. Car justement, comme le souligne Emmanuel Todd « La contribution principale de la France à l’histoire de l’humanité est d’avoir fait échapper la démocratie à sa gangue ethnique originelle et défini un corps de citoyen sans référence aux notions de race et de sang »[iv]. Seule une bien faible perméabilité à la nuance peut faire  confusion et amalgame entre race et peuple, entre nation et racisme. La conception même de la Nation française depuis Ernest Renan dément une telle approximation. En outre, comment pourrait-on concevoir une démocratie sans citoyens qui exercent leur droit de vote ? Or, qu’est-ce qu’un citoyen si ce n’est un individu qui assume un héritage et se reconnaît dans des valeurs et dans un projet collectifs ? Ce citoyen n’est-il alors pas membre d’un peuple, d’une nation ? A contrario, comment pourrait-on faire vivre ensemble des individus qui ne se reconnaissent rien de commun, ni héritage, ni valeurs, ni projet ? Comment pourraient-ils alors adhérer un projet collectif ? Et la démocratie n’est-elle pas l’un des plus grands, sinon le plus grand, projet collectif qui soit ? Sans peuple, sans nation, il ne peut y avoir de démocratie. Il ne peut d’ailleurs pas, non plus, y avoir de culture, puisqu’il ne peut plus y avoir ni héritage ni valeurs partagés. Pour exister, la démocratie doit se reconnaître un dedans. Et pour avoir un dedans, il faut bien avoir un dehors, ceci ne dégénérant point automatiquement en une quelconque xénophobie supposée inhérente à la Nation. Ce n’est pas parce que j’aime ma famille que je déteste mes voisins et or l’Europe, il demeure en ce monde à peu près 170 Etats-Nations qui pour l’immense majorité d’entre eux vivent en paix depuis des décennies[v].

Mais il n’est finalement pas si étonnant que le mondialisme de gauche, plombé par l’héritage du marxisme le plus intransigeant, ait un problème avec la culture et la nation. Quand on tourne le dos à la nation,  et donc à la démocratie, l’on n’est guère loin d’admettre le principe même de la dictature de salut public (ou du prolétariat) pour le « bien » de tous. Ce qui est le plus affligeant dans l’idéologie mondialiste de gauche c’est que, se faisant, elle fait le jeu du libéralisme le plus sauvage, le plus éhonté, le plus cynique et le plus destructeur. Car ce libéralisme-là aussi est l’ennemi des nations, des peuples, de la démocratie. Libertaires et libertariens ne sont que les facettes opposées d’une même pièce, idéologies au service des cyniques adeptes de la loi du plus fort[vi]. Cohn-Bendit appelant ses coreligionnaires à voter Jüncker[vii]. Il est donc ainsi manifeste que « vouloir une « mondialisation sociale » ou une « Union européenne républicaine » n’a aucun sens, dans la mesure où l’objet idéologique de ces constructions est justement la destruction des valeurs républicaines sociales »[viii].
On ne sortira donc certainement pas de l’anomie qui s’impose par « plus d’Europe » et « plus de mondialisation ». Car les structures et les pendants idéologiques qui conduisent ces éléments sont toutes deux libérales[ix].  Désolé pour les idéalistes mondialisants, mais il faudra en repasser par la nation. André Bellon voit deux alternatives à ce retour à la case « nation » : soit une assemblée constituante redonnant le pouvoir au peuple, soit l’émergence de l’ « homme providentiel » ressuscitant nos vieilles habitudes bonapartistes.  Il n’a probablement pas tort en soi. Toutefois, le président de l’association pour une Constituante opère un découpage manichéen entre ces deux solutions, ce qui l’amène, naturellement, à privilégier la première des deux. L’approche est logique. Mais cette logique est toute d’abstraction théorique. Comment, en effet, ne pas imaginer que, sauf à les rendre tous inéligibles, les caciques politiques de l’oligarchie présente, PS et UMP en tête, ne s’offriraient pas, à peu de frais, un renouvellement de leurs impostures sur le banc de la toute nouvelle Assemblée Constituante ? Le jeu actuel des partis a verrouillé non seulement la démocratie présente, mais aussi la démocratie future dès lors que celle-ci ferait l’économie d’une rupture complète. Et même s’il l’on imposait leur inéligibilité (mais il faudrait que préalablement à la formation de cette Constituante, quelqu’un ou quelques-uns en décidassent ainsi, ce qui serait un acte fondamentalement … bonapartiste !), l’Assemblée créée pour offrir un nouveau cadre politique à la France ne pourra que  proposer l’architecture politique qui lui convient, c’est-à-dire, inévitablement, une architecture parlementariste. André Bellon rétorquera que, pour lui, c’est bien le but tant il voue aux gémonies le présidentialisme de notre actuelle Constitution. Or, justement, abâtardie qu’elle est, notamment depuis l’institution du quinquennat, notre République n’a plus grand-chose de présidentielle puisqu’elle confie l’essentiel des pouvoirs à un chef de clan, ce clan étant, par la force de l’organisation quasi-conjointe des élections présidentielles et législatives (et peu importe l’ordre dans lequel ces deux élections se déroulent), celui qui est le mieux représenté au Palais Bourbon. La professionnalisation progressive de la politique depuis les années 1970, mêlée à la mise en parallèle des mandats présidentiels et législatifs, a donc accouché d’un régime présidentialo-parlementaire – ou plutôt « clano-parlementaire » - dans lequel le chef du parti majoritaire à l’Assemblée est aussi chef du gouvernement et de l’Etat. C’est plus de l’hyper-parlementarisme que du présidentialisme ! Tout juste, par rapport aux régimes antérieurs des 3e et 4e Républiques, consent-on à ce que le chef de clan ne soit pas renversé par une nouvelle majorité tous les quatre matins. La stabilité dans la médiocrité. Une Constituante seule ne changera malheureusement pas grand-chose : le retour à un parlementarisme plus « pur » (par exemple avec la possibilité pour le Parlement de démettre le chef de l’exécutif) n’offrira que la simple opportunité de dégager le médiocre plus aisément et rapidement. Il est vrai que dès la fin 2012, on se serait bien débarrassé de M. Hollande. Mais on aurait fait qu’y mettre un Copé pour voir revenir, quelques mois plus tard, une Aubry ou, pourquoi pas, un Sarkozy !

Ainsi, aussi vertueux que puisse paraître le régime parlementaire en théorie, sa pratique ne fait-elle que raviver les esprits de clans, de partis, de divisions. Et un régime institué par une Constituante elle-même parlementaire ne saurait qu’en aviver les travers … jusqu’à ce qu’un « homme providentiel » vienne se saisir du pouvoir ainsi laissé errant de clan en clan. C’est d’ailleurs bien ce que nous apprends l’Histoire de France. Les divisions de la Convention issue de la Constituante de 1792 se sont noyées dans la dictature robespierrienne. Le régime de Thermidor (Directoire), lui aussi relativement parlementariste, notoirement corrompu, a pu être cueilli comme un fruit mûr par Napoléon Bonaparte de la même manière que 52 ans plus tard son neveu a pu étouffer une 2e République naissante qui avait eu le tort de se vouloir parlementaire tout en consentant à l’élection d’un Président de la République au suffrage universel direct. A refuser par principe un pouvoir exécutif fort au présent, les Constituantes parlementaristes offrent, pour le futur, le pouvoir sur un plateau à l’homme providentiel qui voudra bien s’en saisir. Pour le meilleur (de Gaulle en 1958) ou le pire (Pétain en 1940). L’ « homme providentiel » peut tout aussi bien, de plus, être pluriel. Le Conseil National de la Résistance (CNR) offre ainsi l’illustration d’un « bonapartisme à plusieurs », certes de circonstances (il fallait bien faire cohabiter les multiples courants de la France Libre puis Combattante), mais qui a ô combien su porter l’intérêt général. Du moins, jusqu’à ce que les querelles partisanes réveillent l’esprit de clan dans une nouvelle expérience parlementariste, éphémère mais bien malheureuse (la IVe République).

C’est donc justement bien l’esprit du CNR dont il nous faudra nous imprégner. Et, n’en déplaise, il se constitue d’une dose, certes modérée, de bonapartisme. Car porter tous ses espoirs dans l’élection d’une Constituante – dont on voit mal comment elle pourrait advenir tant l’oligarchie actuelle s’accroche à son semblant de pouvoir – ne fera qu’offrir l’illusion du changement : tout changera pour que rien ne change et les nouveaux esprits partisans de demain de seront que des décalcomanies de ceux d’hier … quand ils ne seront pas strictement les mêmes !

Le constat d’André Bellon est donc juste : nous sommes en fin de cycle et la Ve République, abâtardie par les multiples révisions constitutionnelles, n’est plus en mesure de répondre aux enjeux du présent et de l’avenir. Cela ne veut pas dire que l’esprit initial de la Constitution de 1958 est un échec, bien au contraire[x]. Les difficultés présentes viennent finalement bien plus d’une effective dé-présidentialisation du régime que d’une hyper-présidentialisation supposée, le tout dans une ambiance de réquisition du pouvoir démocratique par une caste, phénomène autrement appelé professionnalisation de la politique. C’est bien ce dernier point, et non le présidentialisme, qu’il s’agira de combattre. Et dans un nouveau schéma institutionnel, les leviers ne manquent pas : interdiction du cumul des mandats, limitation du nombre de mandats consécutifs, diminution drastique du nombre de poste d’élus (notamment par une vaste réforme territoriale et non le grand-guignolisme institutionnel actuellement proposé), limitation du rôle des cabinets, mise en place d’âge plancher (par exemple 35 ans) et plafond (par exemple 67 ans) pour accéder à une fonction élective rémunérée, etc[xi].  Toutefois, le moyen d’aboutir à ce renouveau ne saurait être une simple Constituante, apparaissant ex nihilo. Il faudra bien consentir à ce mariage, certes contre nature, d’un groupe d’hommes de bonne volonté, espérons-le composé de Cincinnatus modernes, et d’une assemblée populaire tous deux chargés d’offrir de nouvelles institutions au peuple français. Reste la question du moment. Et pour celui-ci, comme l’on a jamais vu une oligarchie abandonner d’elle-même le pouvoir qu’elle occupe, bien malin qui peut l’annoncer, mais tout porte à croire qu’il ne pourra être issu, malheureusement, que d’une crise majeure, que celle-ci soit endogène (par exemple une explosion sociale) ou exogène (par exemple une nouvelle crise financière de grande ampleur[xii] ou une implosion désordonnée de l’euro[xiii]).


[i] Président de l’Association pour une constituante. http://www.pouruneconstituante.fr/
[ii] André Bellon, Bonapartisme ou constituante, Le Monde diplomatique, avril 2014.
[iii] Antonio Negro et Michael Hardt, Empire, Exil 2010, cité par André Bellon, ibid.
[iv] Emmanuel Todd, Le Destin des immigrés.
[v] L’immense majorité des peuples en guerre étant d’ailleurs, aujourd’hui, ceux qui peinent à se définir un Etat-Nation (notamment en Afrique).
[vi] Car c’est bien la faiblesse des Etats-Nations qui permet toutes les dérégulations, notamment financières, et donc la disparition de toutes formes de justice (notamment sociale) protégeant les plus faibles.
[viii] André Bellon, ibid.
[ix] On relèvera tout de même que rejeter la mondialisation libérale imposée par les marchés (et donc l’oligarchie) ne veut pas dire rejeter la mondialisation tout court, ce qui n’aurait pas de sens. La mondialisation n’est absolument pas un phénomène nouveau et tire ses origines, en tant que phénomène, dans les tréfonds de l’Histoire (pour l’Antiquité, on peut déjà parler de la mondialisation gréco-romaine). Mais il serait peut-être temps d’admettre que la mondialisation n’est pas seulement un phénomène économique (qui peut très bien être régulé, et non annihilé), mais aussi un phénomène technique et surtout culturel qui a tout son intérêt dès lors qu’il ne conduit pas à une uniformisation selon la loi du plus fort (exigeant donc, aussi, des régulations). Sur le sujet, lire Frédéric Lordon, La Malfaçon, Les Liens qui libèrent 2014.
[x] Sur le sujet, lire L’œil de Brutus, Projet de Constitution, 20/10/2013.
[xi] Lire également L’œil de Brutus, Propositions citoyennes pour la France, 01/02/2012.
[xii] Et quand on voit les torrents milliards que la BCE déverse sur les banques sans que cela vienne impacter l’économie réelle (trappes à liquidité), on ne peut s’empêcher de penser à la formation de nouvelles bulles spéculatives mortifères.

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