dimanche 25 janvier 2015

Les conséquences politiques de l’euro 2ème partie (billet invité)


Billet invité d’Eric Juillot, dont j’ai chroniqué le livre « La déconstruction européenne », qui suit le premier volet



Une dangereuse utopie

L’européisme a voulu faire de « l’Europe », répétons-le, une fin en soi quand elle n’était, jusque dans les années 1980, qu’un moyen au service des Etats. Jamais la CEE n’aurait alors provoqué autant de dégâts politiques, économiques et sociaux que l’UE actuellement. L’européisme devait libérer le continent de tout le potentiel de furie destructrice contenue dans le politique : Etat, peuple, nation, histoire, souveraineté, indépendance, frontières… tout ce qui pouvait, à un titre ou à un autre, relier l’Europe rêvée aux nécessités immémoriales du politique était condamné et rejeté comme autant d’entraves à l’émancipation attendue. Les peuples étaient invités à accepter une Europe qui pourtant voulait leur mort politique, parce que celle-ci était la condition nécessaire au Progrès : un gigantesque bond en avant qui devait projeter l’humanité européenne au-delà de l’Histoire en balayant les ultimes vestiges d’un temps révolu.

 La prégnance de l’européisme était si grande dans les années 1990 et 2000 qu’elle a incitée beaucoup d’Etats de l’UE à renoncer à nombre de leurs prérogatives historiques au profit des instances communautaires. L’intérêt national – pour autant qu’il faisait encore sens – ne devait plus s’appuyer sur l’indépendance des Etats,  gage séculaire de la liberté des peuples, mais, à l’inverse, sur le renoncement consenti à cette indépendance dans des domaines-clés pour permettre à l’Europe rédemptrice d’advenir. Ce type de raisonnement, dicté par l’européisme, a aujourd’hui disparu. La crise mortelle de l’euro et de l’UE, loin de précipiter un « désir » d’Europe, a au contraire accéléré le retour irrésistible du politique, c’est-à-dire des Etats, môle de résistance, d’opposition invincible à la subversion européiste. Les quelques innovations institutionnelles des années 2010-2013 témoigne de cette réalité nouvelle : tragiquement sous-dimensionnées, elles ne constituent en aucune manière une solution convaincante aux nombreux problèmes soulevés par la crise économique, financière et monétaire à laquelle la zone euro est confrontée. Seules des décisions relevant de la plus haute politique, seules des actions audacieuses à portée historique viendront à bout de cette crise. L’UE en général et la zone euro en particulier ne sont pas faites pour l’affronter.

L’UE n’est en effet rien d’autre que le plus petit dénominateur commun unissant temporairement des Etats, à une époque où ils ne se donnent plus les moyens de croire en eux. Elle n’est qu’un sous-produit du libéralisme contemporain, intrinsèquement inapte de ce fait au politique. Les décisions qui s’imposent pour sortir de la crise ne peuvent être prises que par les pouvoirs légitimes entre tous que sont les Etats souverains. C’est en leur sein que bat le cœur vivant du politique, et nulle part ailleurs. Toute tentative de transplantation dont l’UE serait la bénéficiaire est vouée à l’échec par le rejet de la greffe ou en raison de son résultat : un Frankenstein politique, brutal et hideux, dont les Grecs et beaucoup d’autres subissent la violence depuis trop longtemps.

Sur le plan du politique, l’UE est une vaste plaine désolée, condamnée à la stérilité, et c’est pour cette raison que la crise terminale du capitalisme financier est également la sienne. L’autodestruction en cours du capitalisme sous sa forme actuelle est inéluctable ; elle est la conséquence mécanique de ses contradictions internes. Lorsque ce système économique devenu incontrôlable aura fait souffrir trop durement un trop grand nombre de personnes, il disparaîtra plus ou moins convulsivement et l’UE, qui a permis depuis l’Acte unique (1986) son installation sur le continent, sera entrainée dans sa chute. C’est là une chose inévitable que les tenants d’une « autre Europe » gagneraient à méditer. Le Salut des peuples du continent passe en effet par la destruction du cadre macroéconomique qui fait aujourd’hui leur malheur : l’anarchie commerciale (frauduleusement nommée « libre-échange »), la démesure et la prolifération financière (ou « allocation optimale des ressources »), la soumission de la banque centrale aux intérêts de la finance privée, et la monnaie unique. Or il se trouve que toutes ces structures ont été bâties sur un espace déterritorialisé, sur un continent transformé en une gigantesque zone franche par le recul et l’abandon par l’Etat de ce qui lui était jusque-là consubstantiel dans l’ordre économique. L’ampleur de la catastrophe née de ce renoncement rend aujourd’hui particulièrement impérieux le retour de l’Etat dans la plénitude de sa puissance tutélaire et organisatrice, et ce retour signifie la fin de l’UE. Instrument politique de la volonté des peuples, l’Etat est de ce fait même l’expression achevée de leurs irréductibles spécificités. L’UE ne peut être que dans la mesure où les peuples renoncent à ce qu’ils sont. S’ils ont accepté la longue hibernation que leur propose le néolibéralisme depuis 40 ans, ils refusent la mort à laquelle il les condamne en fin de parcours, aussi bien la mort économique par la mondialisation que la mort politique par l’Union européenne. Leur réveil signifie donc la fin de l’UE, car tout les distingue ou presque, y compris dans la sphère économique, et c’est sur cette formidable diversité que le frêle esquif communautaire est en train de se briser.

De l’impéritie économique à la résurgence d’une géopolitique conflictuelle : Le naufrage de l’UE

Durement frappé par les « non » français et hollandais au TCE en 2005, l’européisme est aujourd’hui détruit par la crise de la monnaie unique. Celle-ci révèle au grand jour les impasses du projet européiste. Dans sa dimension technique, il s’achève dans le pur cauchemar de la mise sous tutelle de pays entiers par une instance affublée du doux nom de « troïka » (appellation révélatrice s’il en est), au sein de laquelle les représentants de la commission et de la BCE ont réussi à dépasser les experts du FMI en imbécillité économique. Dans sa dimension pseudo-fédéraliste, la zone euro est transformée par la crise de sa monnaie en un gigantesque bourbier dans lequel les Etats se débattent et s’affrontent. Certains ont déjà sombré, d’autres luttent pour leur survie, tous sont sidérés par l’impuissance collective à laquelle a conduit le projet qui les lie. Face au désastre cependant, les Etats qui ont conservé un minimum de conscience et de lucidité politiques dans leur rapport à « l’Europe » refusent de sombrer avec elle et avec ceux qui y croient, quittes à être taxés « d’égoïsme », à l’image de l’Allemagne.

Le politique que l’on avait aimablement congédié fait donc son retour en force avec la crise de l’euro. Le voile pudique dont on l’avait recouvert, surtout en France, a été déchiré par la violence restaurée des rapports de force, des conflits d’intérêts et des antagonismes entre les pays de l’euroland. Il y a  longtemps que les sourires de façade arborés à la fin de chaque sommet européen ne trompent plus personne. Mois après mois depuis quatre ans, la violence méthodiquement infligées à des peuples entiers au nom de « l’Europe » s’est révélée si grande qu’elle vaut négation même de ce que l’UE était censée signifier. Arrivée à son terme, l’utopie antipolitique de l’européisme se montre capable d’une violence tout à fait comparable à celle qu’un impérialisme de type classique peut infliger à des peuples soumis. Un retournement aussi stupéfiant n’est compréhensible que si l’on admet que l’européisme est en train de s’autodétruire, tout en espérant conjurer son anéantissement prochain par une furie dévastatrice dont les peuples et les Etats émissaires sont les victimes. Tel est l’ultime et tragique paradoxe de l’européisme : il recourt à une contrainte qui est sa propre négation dans l’espoir d’échapper au néant. Or, cette contrainte, politique dans sa nature, agit sur lui comme un poison dissolvant : il ne peut se l’approprier sans disparaître, puisqu’il vivait de l’espoir de son dépassement.

Mais à lui seul, et malgré sa radicalité, l’emballement européiste ne saurait tout expliquer. Si les hauts fonctionnaires de la « Troïka » peuvent jouer les proconsuls en Grèce et ailleurs, ce n’est pas seulement parce qu’ils sont «l’Europe » ; c’est aussi et surtout parce qu’ils exercent leur fonction conformément aux vœux des Etats les plus puissants de l’eurozone, Allemagne en tête.  L’ampleur des souffrances infligées au nom de « l’Europe » est la dernière tentative, désespérée, de la faire advenir véritablement : « l’Europe » éprouve sa force et sa vigueur en faisant souffrir les peuples, mais cette politique – puisque c’en est une – est rendue possible par le retour des Etats. Au faîte de la crise, l’Europe est en effet redevenue – si elle n’a jamais cessé de l’être- un cadre à l’intérieur duquel les Etats s’opposent et choisissent de se soumettre (Grèce, Espagne, Portugal et, dans une moindre mesure, Irlande), de se démettre (France) ou de s’imposer plus ou moins volontairement à leurs partenaires. La communication politique officielle tente de recouvrir ces affrontements, de justifier les sacrifices et les humiliations qui en découlent par l’idéal européen, dont la grandeur et la supériorité morale sont censées disqualifier à l’avance toute critique. Mais une telle entreprise s’apparente à une déformation grossière et pernicieuse de la réalité : non seulement « l’Europe » ne débouche sur aucune politique concrète qui serait la traduction d’une d’amitié accrue entre les peuples européens, mais, à l’exact opposé, elle alimente les tensions et la discorde entre les Etats membres, du fait même de la monnaie unique. L’euro est aujourd’hui une prison monétaire qui compte 19 membres, et les relations entre ces prisonniers ne sont pas au beau fixe, loin s’en faut. Les tensions entre eux s’accroissent car le partage d’une ration de pain qui chaque jour diminue aigrit les caractères et aiguise les rivalités. Les brimades et les vexations à l’encontre de plus faibles se multiplient. Dans ce contexte pourtant, personne n’entend reprendre sa liberté. La clé traine par terre au fond du cachot, tout le monde l’a vu. Mais l’extérieur est d’une clarté si aveuglante qu’à tout prendre, la chaleur moite, l’obscurité crasseuse de la cellule semblent étrangement préférable à ces peuples que l’enfermement communautaire a peut-être diminué. Tant que cette servitude volontaire prévaudra, les relations entre Etats se dégraderont, et le processus de vassalisation des uns par les autres gagnera en ampleur.

  La plupart des décisions prise pour « sauver l’Euro » étaient en leur temps illégales : du principe du renflouement des Etats en difficulté (2010) à l’instauration d’un contrôle des changes à Chypre (2013), l’UE a dû fouler aux pieds les traités auxquels elle doit son existence pour lutter contre la crise. Se faisant, elle a miné son fondement juridique par des décisions relevant du politique. Certains ont pu croire alors qu’elle entrait dans la phrase proprement politique de son développement, une phase qui allait la consacrer devant l’histoire et l’animer d’une vie propre. Il n’en a rien été : le politique en question émane des pays les plus puissants qui, face à la crise, brise le carcan européiste qui jusque-là entravaient leur choix. Qu’ils croient le faire au nom de « l’Europe » ne change rien à l’affaire : ce sont bien en effet, pour ne prendre qu’un exemple sidérant, la France et l’Allemagne de M. Sarkozy et de Mme Merkel qui ont publiquement interdit en novembre 2011 au 1er ministre grec Papandréou d’organiser un referendum dans son pays, de peur que son résultat ne soit pas conforme aux intérêts politiques et financiers de Paris et de Berlin, recouverts en la circonstance des oripeaux européens. L’UE ne se manifeste donc aux peuples soumis que pour justifier moralement leur soumission et la rendre acceptable. De fin en soi, nous pourrions dire qu’elle est redevenue un moyen au service des Etats puissants, si ceux-ci étaient animés d’une ambition claire de domination. Or il ne semble pas qu’à ce sujet la clarté règne. L’européisme, c’est sa dernière force, agit comme un brouillard idéologique qui maintient les esprits dans la confusion partout à travers la zone euro.

Suite dans quelques jours

1 commentaire:

  1. Superbe dénonciation de l'européïsme! L'auteur rejoint E. Todd sur l'attitude dominatrice de l'Allemagne ( http://www.marianne.net/emmanuel-todd-europe-n-est-plus-monde-democatie-liberale-egalitaire-230115.html-0). On attend la suite avec impatience.

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