jeudi 7 mai 2015

Vous avez dit « repli sur soi » ? partie 2 (billet invité)

Billet invité de Marc Rameaux, qui vient de publier « Portrait de l’homme moderne », suite de la 1ère partie

L’usurpation économique


Le néo-libéral s’auto-décerne des brevets de « réalisme » et « d’efficacité économique », à travers notamment la notion de libre concurrence. Il n’admettra éventuellement de freins aux forces du marché que celles qui viseraient à en tempérer les dégâts humains, comme celui qui lâcherait une aumône lui donnant bonne conscience, confortant un peu plus dans son esprit sa position de « réaliste » par rapport à des « sentimentaux ».

C’est pourtant lui – comme le note Georges Soros – qui peut être qualifié de naïf et d’irréaliste. Le discours de la concurrence « pure et parfaite » n’est jamais tenu par de véritables hommes d’entreprise, mais par ceux qui passent leurs temps entre plateaux télé, presse creuse et cocktails mondains. Et bien entendu par les membres de la commission européenne, qui parviennent à cumuler la bêtise des trois précédents.

Ceux qui font le monde de l’entreprise, qui conçoivent, agissent et produisent, savent comment l’économie fonctionne véritablement. Et ce n’est en aucun cas le mode de la « concurrence pure et parfaite ». L’économie de marché fonctionne – cela est maintenant de plus en plus clair pour les économistes sérieux – selon le mode de la concurrence monopolistique, un modèle qui n’a rien de commun avec les rêveries idéologiques des néo-libéraux. En quoi la concurrence monopolistique consiste-t-elle ? Elle suit un principe très simple, connu depuis bien plus longtemps que nos économies modernes car il est au fondement de tout art de la guerre : toute stratégie de combat consiste à obtenir un temps d’avance sur l’adversaire. Transposée au monde économique, elle conduit au schéma suivant, exposé par le grand Joseph Schumpeter :
·       Un entrepreneur introduit sur le marché une innovation (pas seulement une innovation technologique, cela peut être un nouveau service ou un nouveau canal commercial).

   Cette innovation lui donne un avantage sur ses concurrents. Il va chercher à maintenir le plus longtemps possible cet avantage en protégeant son innovation de la concurrence directe, par des dépôts de brevet, par le masquage de ses procédés de conception, par des barrières juridiques d’implantation sur les territoires de commercialisation, par le rachat de petites sociétés naissantes susceptibles de les concurrencer plus tard, etc. En résumé, il va chercher à maintenir le plus longtemps possible une situation de quasi-monopole sur son innovation. Le marché du digital est celui qui illustre le mieux les situations de concurrence monopolistique, expliquant les guerres de masquage de l’information et les guerres juridiques que se livrent Apple, Google, Samsung, Microsoft, ainsi que la difficulté de sortir de situations de quasi-monopole qu’ont obtenues ces géants (cf par exemple la politique de rachats massifs par Google de petites sociétés innovantes telles que Waze, avant que celles-ci ne grossissent et ne les concurrencent).

·       Cette protection de l’innovation est normale est juste : il s’agit de la rétribution économique que perçoit un entrepreneur pour sa prise d’initiative. Il est nécessaire que celui qui a pris un risque économique en touche une rétribution, faute de quoi l’initiative serait découragée. Dans un monde de concurrence « pure et parfaite », cette rétribution n’existe plus. Celui qui innove voit son initiative récupérée et dissoute par ses concurrents aussitôt qu’elle est apparue. Il n’y a donc plus dans ce cas d’incitation à créer et innover. L’économie doit donc faire en sorte de préserver pendant quelque temps un monopole de situation à celui qui a pris une initiative, afin de récompenser sa création de valeur.

·       La protection ne doit pas durer indéfiniment, faute de quoi elle dégénère en rente de situation et abus de position dominante. C’est pourquoi Schumpeter parle de « quasi-rente » de l’entrepreneur, par opposition à une rente complète. C’est seulement à ce stade que la mise en concurrence doit intervenir et montrer son utilité. L’erreur des néo-libéraux est de sauter l’étape précédente, indispensable à la création de valeur.

·       Tout l’art de l’économie consiste ainsi à ajuster finement le curseur entre le monopole de situation et la concurrence totale. Pour être encouragée, l’initiative doit être protégée et récompensée mais pas excessivement. L’économie obéit ainsi à deux forces contradictoires : la création de valeur, et la mise en concurrence. Est-ce si difficile à comprendre, même pour un néo-libéral ?

Le schéma de la concurrence monopolistique, qui est celui de l’économie réelle et non de l’économie fantasmée par les néo-libéraux, conduit à quelques conséquences pratiques, a contrario de lieux communs tenus par les esprits faibles :
·       La concurrence n’est en rien créatrice de valeur, elle est au contraire celle qui la détruit et la consomme. Elle a son utilité, car c’est elle qui permet d’éviter les abus de position dominante. Et elle est jusqu’à nouvel ordre le mécanisme le plus efficace de fixation des prix et de réalisation des échanges entre acteurs économiques. Mais – Schumpeter insiste sur ce point – elle ne produit rien en tant que tel. Et détruit toute innovation et toute initiative si elle intervient préalablement à toute action entrepreneuriale.

·       L’asymétrie de l’information n’est pas une impureté résiduelle qu’il faudrait éradiquer pour atteindre le paradis néo-libéral de la « concurrence pure et parfaite ». L’asymétrie de l’information est le moteur même de l’économie, son cœur créateur de valeur, le carburant de l’initiative et de l’inventivité. Et ceci est inscrit dans les lois de toute stratégie de combat : la prise de l’initiative et du temps d’avance est la première loi de l’art de la guerre.

·       Une phase de protection de l’initiative entrepreneuriale est indispensable, afin que l’entrepreneur puisse toucher la « quasi-rente » en récompense de son mérite. Cette phase de protection nécessite une intervention dans l’économie. Sans intervention, l’économie converge naturellement vers l’un des deux attracteurs qui sont sa forme « naturelle » : la concurrence absolue, qui décourage l’initiative car aboutit à copier instantanément toute innovation ou l’entente oligarchique entre quelques trusts ayant réussi à tuer toute concurrence de nouveaux entrants. L’économie saine est un équilibre entre ces deux pôles extrêmes.

·       Les Etats-Unis sont l’une des nations les plus interventionnistes et les plus protectionnistes du monde. Et il n’y a pas lieu de leur en tenir rigueur : le succès économique des USA provient de leur pragmatisme qui les a conduits à comprendre profondément les ressorts de l’art de la guerre, et par conséquent de bien se garder d’appliquer les recettes néo-libérales pour eux-mêmes : Faussant en permanence le jeu concurrentiel sur l’échiquier mondial, subventionnant massivement leurs entreprises, opposant des barrières réglementaires de tous ordres aux pays concurrents, attaquant enfin judiciairement des concurrents potentiels, les USA appliquent parfaitement la stratégie de combat de la concurrence monopolistique, c’est-à-dire l’inverse de ce que prônent les néo-libéraux.

Cerise sur le gâteau, la seconde loi de l’art de la guerre – après la prise d’initiative – est de communiquer massivement pour persuader l’ennemi d’appliquer une stratégie qui le mène à sa perte. Ainsi les Etats-Unis tiennent un discours néo-libéral à destination de tous les autres pays du monde, mais se gardent de l’appliquer un seul instant à eux-mêmes. L’usage de leurres et de camouflages est essentiel en art de la guerre, et le discours néo-libéral en est l’une des formes les plus abouties. Seule la commission européenne ainsi que quelques esprits superficiels et creux peuvent s’y laisser prendre.


En définitive, les néo-libéraux ne sont en rien des personnes lucides venant ramener le monde à ses dures réalités. Ils se recrutent parmi les journalistes bavards et creux, les pseudo-économistes et intellectuels n’ayant jamais eu à travailler en entreprise ni mener à bien un projet, ou parmi ces instances abstraites telles que la commission européenne, d’hommes d’appareil et de lobbying en lieu et place de vrais entrepreneurs. Ils vivent dans un monde artificiel de commissions et assemblées formelles, de plateaux-télé, d’hôtels luxueux et impersonnels, qui formatent leur vision du monde. Ils n’ont jamais été au cœur d’une production concrète, ni subi l’épreuve du feu d’un projet d’entreprise à mener à bien. Un néo-libéral est en définitive, l’inverse complet d’un entrepreneur, c’est une sorte de petit idéologue fade et arrogant, qui décamperait face à toute épreuve réelle. Les vrais « durs », les vrais combattants du monde économique, et ceux qui le connaissent réellement, sont ceux qui pratiquent tous les jours la concurrence monopolistique, celle qui consiste à conserver son temps d’avance en faussant le jeu concurrentiel, par la force de la volonté et de l’intervention humaine. Le néo-libéral est un usurpateur économique, ne faisant pas avancer l’esprit d’entreprise et d’initiative, mais en récupérant les fruits à travers les seuls mécanismes financiers.

5 commentaires:

  1. Pitié !

    Le terme "digital" est un mot anglais... en français, on dit "numérique". Nos esprits sont colonisés par l'anglais !

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    1. Désolé, j'espère que nos esprits ne sont pas colonisés, en revanche l'anglais a bel et bien colonisé le métier du numérique ! Le fait que nous devrions lancer un moteur de recherche concurrent à Google mériterait un article à soi tout seul.

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    2. Et pas seulement les métiers du numérique...

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  2. L'article in extenso est disponible ici :

    http://le-troisieme-homme.blogspot.fr/2015/04/v-behaviorurldefaultvmlo.html

    Il comporte une fin sur la notion de "protectionnisme", qui est un terme à revisiter.

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  3. Merci. Publication de la 4ème partie demain et de la conclusion dimanche

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