vendredi 14 février 2014

La contrainte environnementale pourrait-elle retarder, voire remettre à jamais, la fin du travail ? (1/2)

Billet invité de Thibault Laurentjoye




La théorie de la fin du travail s'oppose légitimement aux thèses productivistes, dont elle pointe et résout les incohérences, en préconisant notamment une diminution progressive du temps de travail. Cependant, la faiblesse de cette théorie vient justement des prémisses qu'elle partage avec la thèse productiviste, prémisses desquelles sont éludées les questions de la pollution et de la rareté des ressources naturelles. Si l'on peut raisonnablement plaider en faveur de la réduction du temps de travail – conjoncturellement pour lisser l'activité et structurellement pour favoriser – la prise en compte de la contrainte environnementale incite à penser qu'un phénomène tel que la fin du travail ne pourra pas se produire au cours du prochain siècle, au moins.

L'oubli des ressources naturelles et ses conséquences


La science économique traditionnelle – englobant en ce sens les écoles orthodoxes mais également une grande partie des hétérodoxes – considère que la production économique est issue de l'alliance de travail et de capital, en prenant ce dernier au sens de ‘capital productif’ : outils, machines, etc. Or, en regardant de plus près de plus près, on s'aperçoit que le capital est en réalité composé de travail et de matières premières. Il est bien, comme le disait Marx, du « travail cristallisé » ou « travail indirect », mais pas uniquement. Dans la plupart des cas, le capital est également – et de plus en plus – issu de la nature, sous forme de bois, de métaux, d'hydrocarbures ou tout simplement d'eau.

L'un des multiples inconvénients du produit intérieur brut (PIB), vient de ce que cet indicateur est totalement insensible à la destruction des ressources naturelles provoquée par les méthodes de production employées. Il ne mesure que ce qui sort de la machine économique, l'ouptut, sans en retrancher ce qui rentre, les inputs. L'idée d'un « PIB vert » ou « indicateur de bien-être économique durable » a été avancée et mise en application pour combler certaines des lacunes du PIB classique.
Le verdict est sans appel : le PIB vert par habitant aux Etats-Unis stagne depuis les années 70, tandis que le PIB classique par habitant a doublé sur la même période (cité par Jean Gadrey). Cela signifie, en pratique, que l'omission des contreparties environnementales a amené une surestimation significative (du simple au double !) de la production par tête états-unienne.

Le fait d'intégrer les dégâts environnementaux à la production permet de remettre en question un postulat solidement ancré dans les esprits : l'idée que le progrès technique serait toujours positif. Le progrès technique nous apparaît comme positif, car nous sommes habitués à ne voir que la face émergée de l'iceberg (le PIB classique, qui ne regarde que ce qui est produit, et non ce qui est détruit), mais cela ne signifie pas qu'il est nécessairement positif. Des penseurs comme Jacques Ellul, Herbert Marcuse ou Ivan Illich – auquel Olivier Berruyer a consacré un billet – ont mis en garde il y a un demi-siècle contre le prêt-à-penser lié à l'idée de progrès. Par ailleurs, comme l'a démontré l'économiste Piero Sraffa en 1960, lorsque le fonctionnement d'un système repose sur des facteurs de production non reproductibles, le prix de ceux-ci ou le taux de profit global (NB: l'un ou l'autre) doit théoriquement être négatif. Ce résultat apparemment contre-intuitif a pour conséquence d'invalider le recours au marché comme institution de valorisation des ressources non reproductibles, mais qu'au contraire leur prix doit être encadré, et que des quotas de plus en plus stricts doivent en limiter l'utilisation.

La théorie de la fin du travail


Dans un billet publié sur ce blog, Thomas Schott fait remarquer que la corrélation entre croissance du PIB classique et création d'emplois peut être négative – alors que dans l'inconscient collectif, la croissance est considérée comme le préalable au redémarrage des créations d'emplois. En effet, lorsque ces deux forces économiques ont pour même facteur commun d'importants gains de productivité – on retrouve ici le fameux problème de la variable cachée tant craint par les économètres – on a bien simultanément un effet positif sur la croissance, et un effet négatif sur l'emploi. Il est donc tout à fait faux de faire de la croissance la condition sine qua non de toute création d'emploi.


De ce constat tout à fait pertinent, Thomas Schott déduit qu'il faut envisager la réduction du temps de travail comme mode de compensation des gains de productivité, et procéder au versement d'un revenu minimal permanent, de type revenu de base ou revenu d'existence; ce dernier apparaissant comme un mode de régulation du revenu nécessaire dans un mode où le progrès technique est très rapide. On reconnaîtra la thèse de Jeremy Rifkin selon laquelle nous sommes entrés dans l'ère de la fin du travail. Dans une veine assez semblable, un article récent de Gilles Babinet suggère que l'on pourrait rentrer dans « une ère de suprématie de la machine et des plate-formes numériques », dont la structure ressemblera de plus en plus à « une économie des 200 familles telle qu'il en existait au XIX° siècle » caractérisée par une croissance très faible, du fait de la disparition des travailleurs, et donc des consommateurs.















Il me semble que ce type d'analyse – que je qualifie de ‘théorie de la fin du travail’ – est vrai, mais pas nécessairement réaliste. Je m'explique : sur la base des prémisses traditionnelles de l'analyse économique de la production – lesquelles ferment pudiquement les yeux sur la rareté des ressources naturelles nécessaires à la production – la théorie de la fin du travail est vraie, et plus encore, elle bat sur son propre terrain la thèse productiviste classique. Cependant, si l'on intègre à l'analyse le fait que les ressources ne sont pas illimitées, et que leur manque se fera un jour (prochain ?) cruellement sentir, la théorie de la fin du travail perd sa validité.

Suite demain

3 commentaires:

  1. La conclusion que vous annoncez est très contre-intuitive.

    Avec l'augmentation de la productivité du travail il faut de moins en moins de travail pour produire la même quantité de biens.

    Et avec l'épuisement des ressources naturelles non renouvelables (et la surexploitation des autres) on ne peut même plus produire la même quantité de biens !

    Ce qui ne devrait en bonne logique qu'accélérer encore la disparition du travail.

    D'ailleurs jusqu'à présent l'augmentation des prix du pétrole a toujours été suivie par une baisse de l'activité.

    http://petrole.blog.lemonde.fr/2013/04/11/croissance-dette-facture-energetique/

    "ce graphique fait apparaître une forte suspiscion de corrélation - à la hausse comme à la baisse - entre :

    le prix du baril en dollars constants,

    la faiblesse de la croissance de l'année qui suit,

    le taux de chômage 3 ans après (et PAS instantanément !)."

    "lorsque le prix du baril monte ou descend, le taux de chômage fait grosso modo de même 3 ans après (en moyenne), avec une amplitude qui est cependant variable."

    http://www.manicore.com/documentation/petrole/petrole_economie.html
    Ivan

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ivan, ce n'est pas une conclusion mais simplement l'annonce de la thèse que défendra l'auteur demain... rendez-vous demain pour le débat donc !

      Supprimer
  2. Brillant !

    Vivement demain :)

    Talisker.

    RépondreSupprimer