jeudi 6 février 2014

Qu’est-ce que la compétitivité territoriale ? (1/3)


Billet invité de Gilles Ardinat, Professeur agrégé et docteur en géographie, auteur de « Comprendre la mondialisation en 10 leçons » (Ellipses, 2012)



Cet article a été publié dans le dernier numéro de la RPP (Revue politique et parlementaire, juillet-décembre 2013, n°1068-1069). Le blog gaulliste libre vous présente ici le premier tiers de cet exposé. La suite de l’article fera l’objet de deux publications ultérieures.

Introduction : un discours omniprésent.

Le mot « compétitivité » est invoqué de manière incessante par nos élus. Cette injonction à la performance économique et sociale semble devenue le nouveau mot d’ordre des gouvernements qui se succèdent. A la suite du rapport Gallois (novembre 2012), Jean-Marc Ayrault a annoncé un « pacte national pour la croissance, la compétitivité et l’emploi ». Parmi ces 35 mesures, la plus célèbre est le « crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi » (CICE). Ces réformes doivent permettre, selon le Premier ministre, de redonner à notre pays tout son prestige dans la mondialisation : « ensemble, nous pouvons retrouver notre place dans la compétition mondiale et refaire de la France un grand champion » (allocution du 1er mars 2013). Ces initiatives rappellent celles prises par la précédente équipe gouvernementale. Eric Besson, ministre de l’industrie de François Fillon avait annoncé en janvier 2011 un « pacte de compétitivité industrielle ». Ce pacte devait apporter une réponse à un autre rapport consacré à la compétitivité (Coe Rexecode, 2011). Déjà, le Premier ministre de l’époque soulignait le lien entre compétitivité et emploi : « le renforcement de la compétitivité est […] une priorité du Gouvernement. Seule une économie compétitive crée en effet, des emplois durables » (lettre du 30 mars 2011). Le prédécesseur de M. Fillon avait également engagé un vaste programme en faveur de la compétitivité française : lancement des « pôles de compétitivité » en 2002 et création en 2005 de la DIACT (délégation interministérielle à l’aménagement et à la compétitivité des territoires). Pour l’équipe de Dominique de Villepin, la lutte contre le chômage était déjà désignée comme l’enjeu principal (les pôles étant présentés comme des « moteurs de croissance et d’emploi »).

Il y a donc en France, comme dans de très nombreux autres pays, un discours omniprésent sur la compétitivité. Ce débat public suscite de nombreuses questions. Il nécessite de pouvoir définir avec précision la « compétitivité » : que recouvre cette notion ? A qui s’applique-t-elle ? Comment la mesurer ? Quels en sont les fondements théoriques ?

Les liens entre compétitivité et territoire, bien que récents (I) et controversés (II), sont donc  multiples. Ils permettent l’émergence de la « compétitivité territoriale ». Cette notion se développe dans le cadre général du néolibéralisme (III) et conduit à de véritables classements des pays en fonction de leur performance économique et sociale (IV). Malgré sa notoriété, le discours public sur la compétitivité, par définition multifactoriel, empile des conceptions très variables (V) notamment en ce qui concerne les compétitivités « prix » et « hors-prix » (VI). Cette complexité est un vrai défi pour les responsables politiques qui doivent parfois arbitrer entre des objectifs contradictoires (VII). Pour conclure, nous affirmerons que l’exigence de compétitivité, appliquée aux territoires, est une nouvelle forme prise par le patriotisme économique (ce qui explique son succès politique et médiatique).


I) De la compétitivité des entreprises à celle des territoires.

Le terme de compétitivité (en anglais competitiveness) désigne de manière générale la capacité d’une entité économique à affronter la concurrence avec succès. Cette définition permet d’évoquer la compétitivité des firmes comme celle d’ensembles géographiques (villes, régions et surtout nations). Cette double utilisation de la compétitivité (entreprises et territoires) explique son très large écho dans le débat public. En effet, celle-ci concerne autant les acteurs économiques privés que les hommes politiques.

Rappelons cependant que la compétitivité ne s’appliquait initialement qu’aux firmes et à leurs produits. Jusqu’aux années 1980, il s’agissait d’une notion microéconomique créée pour/par le secteur privé. La transposition de cette notion à des territoires, c’est-à-dire des objets géographiques, apparaît aux Etats-Unis il y a une quarantaine d’années. C’est sous la présidence de Jimmy Carter qu’est publié le premier rapport officiel sur le sujet. La première commission spéciale est mise ne place par Ronald Reagan. Dès lors, il devient possible de parler de « compétitivité nationale » : ce sont les Etats-Unis dans leur globalité qui doivent être compétitifs face aux autres nations (notamment asiatiques). Encore aujourd’hui, le Président Obama emploie très fréquemment ce terme.

Loin de rester cantonné aux Etats-Unis, le discours sur la compétitivité s’est répandu à travers le monde. Par exemple, en mars 2000, l’Union européenne s’est fixée « un nouvel objectif stratégique pour la décennie à venir : devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde » (stratégie de Lisbonne). On observe donc un certain mimétisme des gouvernements au sujet de la compétitivité. Ce paradigme américain est repris comme un slogan officiel dans d’innombrables pays. Ce mouvement est encouragé par la plupart des institutions économiques intergouvernementales (FMI, Banque Mondiale, OCDE, OMC…). Cet effet de mode conduit également à appliquer l’exigence de compétitivité à d’autres échelles géographiques que l’Etat-nation. Les agglomérations, les régions ou les ensembles supranationaux semblent être eux aussi mis en concurrence. Il faut donc parler dans ce cas de « compétitivité territoriale » car cette notion, plus vaste que celle de « compétitivité nationale », permet d’appréhender tous les types de territoires.

II) Une transposition critiquée.

Ce nouveau discours politique, inspiré par le vocabulaire managérial, est indissociable des travaux de l’économiste américain Michael Porter. « L’Avantage concurrentiel des nations » (Porter, 1990) a offert à ce sujet un cadre relativement simple et efficace. Cette théorie, systématiquement citée dans les rapports officiels, est construite autour d’un schéma nommé le « losange de Porter » (figure 1). La compétitivité d’une nation s’obtient par la combinaison de 4 facteurs (les 4 « déterminants ») et est influencée par deux éléments extérieurs (« l’Etat » et « le hasard »). Pour Porter, la mondialisation est avant tout un affrontement entre firmes. Mais cette concurrence entre entreprises dépend indirectement de leur environnement. En somme, les nations (ou les territoires à d’autres échelles) sont des « milieux » qui conditionnent la réussite des firmes. Porter fait un parallèle avec l’écologie : « en termes biologiques, certains habitats forgent des espèces plus fortes et plus résistantes [...] J'ai insiste sur le fait que la diversité n'est pas innée mais est conditionnée par l'environnement ». Ainsi, les territoires sont indirectement en concurrence par les conditions qu’ils apportent aux entreprises. Chaque ville, chaque région et chaque nation doit développer un « avantage concurrentiel » pour se distinguer dans la compétition économique mondiale.



En dépit de sa très large utilisation, la notion de compétitivité transposée à des territoires a été critiquée par de nombreux observateurs, notamment Paul Krugman qui la qualifie d’« obsession dangereuse » (Krugman, 1994) : parler d’un pays tout entier comme s’il s’agissait d’une simple firme constitue pour cet auteur une erreur de méthode. En effet, les entreprises et les territoires (essentiellement les nations) n’ont pas le même fonctionnement. Tout d’abord, un Etat-nation n’est jamais liquidé en cas de faillite. La finitude des firmes (qui peuvent disparaître) s’oppose donc à la permanence des nations. De plus, entreprises et nations n’ont pas les mêmes finalités : les unes cherchent la rentabilité à court/moyen terme alors que les autres ont plutôt un souci de cohésion et de progrès à long terme. Enfin, les économies nationales, même les plus ouvertes, produisent très majoritairement des biens et des services consommés par des agents résidents alors que les entreprises vendent la quasi-totalité de leur production à une clientèle extérieure (la part d’autoconsommation est minime). Toutes ces différences fondamentales rappellent qu’un territoire ne peut pas être géré comme une entreprise ; les concepts économiques (comme la compétitivité) ne peuvent pas être transposés in extenso de l’un à l’autre.

III) Une manifestation de la mondialisation néolibérale.

La compétitivité résulte de la mise en concurrence des territoires. Ainsi, l’idéal de la « concurrence pure et parfaite » (CPP), inspirée par les travaux de Frank Knight (Knight, 1921), trouve un nouveau champ d’application. Au début du XXe siècle, la CPP a guidé les politiques anti-dumping et anti-trust : les pouvoirs publics veillaient à ce qu’existe une saine concurrence entre les firmes. Cette émulation devait améliorer la qualité des produits et réduire leur coût (ce qui bénéficie in fine au consommateur). La foi libérale dans les bienfaits de la concurrence change dorénavant d’échelle : il ne s’agit plus uniquement de réglementer un marché intérieur mais de mettre les territoires en compétition. Cette mise en concurrence frontale doit, à l’échelle mondiale (et non plus uniquement pour un marché national) générer un cercle vertueux. Chaque pays verra ainsi son économie s’améliorer sous la pression extérieure. Chacun sera amené à se séparer de ses « canards boiteux » en se spécialisant suivant l’idéal de la division internationale du travail (Ricardo, 1817). Les « rentes de situation » permises par le protectionnisme s’estompent.

La compétitivité est donc l’application du principe de concurrence à des entités géographiques. Cette nouvelle forme de compétition ne concerne pas uniquement les firmes et les produits : la compétitivité territoriale est également une compétition entre les systèmes productifs, mettant en cause leur performance sur le plan social, fiscal ou infrastructurel. La concurrence change donc d’échelle (elle se mondialise) et de sujet (elle concerne dorénavant les territoires). L’avènement de la compétitivité territoriale résulte en définitive des réformes connues sous le nom de « néo-libéralisme ». Cette doctrine économique, synthétisée par John Williamson et son fameux « Consensus de Washington » (Williamson, 1990), est le contexte qui permet de comprendre l’émergence du discours sur la compétitivité. En favorisant le libre-échange des produits, mais surtout des facteurs de production, la mondialisation conduit les Etats à se livrer une compétition économique beaucoup plus intense. Ils doivent dorénavant se conformer aux attentes des marchés et des firmes transnationales, c’est-à-dire être « compétitifs ». La compétitivité peut donc être considérée comme la manifestation territoriale du néolibéralisme.

[… article à suivre prochainement sur le blog gaulliste libre]


Coe Rexecode (2011), Mettre un terme à la divergence de compétitivité entre la France et l’Allemagne, Paris : Coe Rexecode, 234 p.

Knight Frank Hyneman (1921), Risk, Uncertainly and Profit, Boston, New-York : Houghton Mifflin Compagny, xiv-381 p.

Krugman Paul (1994), Competitiveness : A Dangerous Obsession, Foreign Affairs, mars-avril 1994, volume n°73(2), pp. 28-44.

Porter Michael Eugene (1990), The competitive advantage of Nations, New-York : Free Press, xx-850 p., (1993), L'Avantage concurrentiel des nations, Paris : InterEditions, xxviii-883 p.

Ricardo David (1817), On the Principles of Political Economy and Taxation.

Williamson John (1990), What Washington Means by Policy Reforms? In (1990), Latin America adjustment : how much has happened?, Washington DC : Institute for International Economics, X-445 p.

1 commentaire: