dimanche 9 février 2014

Qu'est ce que la compétitivité territoriale ? 2/3


Billet invité de Gilles Ardinat, Professeur agrégé et docteur en géographie, auteur de « Comprendre la mondialisation en 10 leçons » (Ellipses, 2012)



Cet article a été publié dans le dernier numéro de la RPP (Revue politique et parlementaire, juillet-décembre 2013, n°1068-1069). Le blog gaulliste libre vous présente ici le deuxième tiers de cet exposé, après avoir publié le premier. La troisième est dernière partie sera publiée prochainement.

IV) Les classements de la compétitivité.

La mondialisation et la libéralisation des économies ont évidemment contribué au succès planétaire de la compétitivité territoriale. En marge des fameuses « agences de notation » et autres cabinets d’audit et du « risque-pays », une véritable « industrie » du ranking (Krugman, 1994) a vu le jour autour de la notion de compétitivité. Répondant à la forte demande politique en indices sur ce sujet, certains organismes économiques sont devenus des spécialistes de la question. Les travaux du Forum économique mondial (FEM, 2012) attirent particulièrement l’attention. Le « Rapport sur la compétitivité mondiale » (Global Competitiveness Report) publié chaque année par des experts du FEM est un classement des pays (144 en 2012). Il est construit en fonction d’un indice composite mesurant leur compétitivité. Cet indice est une compilation de 111 variables intégrants des facteurs très divers comme la stabilité macroéconomique, la qualité des infrastructures, la qualification de la main-d’œuvre ou l’efficacité de la recherche et développement (R&D). Cette étude reste le principal rapport au sujet de la compétitivité. Elle présente une vision hiérarchique et standardisée de l’espace économique mondial (Ardinat, 2010). L’ensemble des travaux officiels sur ce thème s’inspirent du « Rapport sur la compétitivité mondiale » et reprennent, pour l’essentiel, sa méthode et ses conclusions.

Malgré son succès dans les médias, ce rapport est très critiqué. En effet, l’indice de la compétitivité est obtenu à partir de sources très hétérogènes. Souvent, les chiffres utilisés ne sont que de simples sondages auprès de chefs d’entreprises (et non des « hard datas »). Le choix des critères, leur pondération et leur traitement statistique sont très contestés (Lall, 2001). En outre, l’accumulation de données disparates trouble la compréhension et l’interprétation cet indice. L’évaluation des moyens de la compétitivité est mélangée avec la mesure des résultats (confusion des approches ex-ante et ex-post). En fait, toutes ces critiques méthodologiques sont emblématiques de l’idée même de compétitivité territoriale : les indices composites sont fragiles et peu lisible car la notion qu’ils sont censés évaluer est très complexe et difficile à cerner avec précision.

V) Les trois compétitivités territoriales.

Les déclarations officielles, bien qu’apparemment cohérentes, confondent en réalité trois approches très différentes. Cette confusion explique en partie les maladresses qui caractérisent les indices composites. Les élus invoquent une compétitivité globale, sans contour précis. Il convient pourtant d’identifier les trois principales variantes de ce discours. Le premier aspect, et sans doute le plus connu, reste la compétitivité commerciale, que l’on nommera « néo-mercantiliste ». Selon cette conception, un territoire compétitif est une base de production tournée vers l’exportation. Son efficacité est alors jaugée par sa balance commerciale. Dans ce cas, la compétitivité se mesure aussi par les parts de marché du pays dans le commerce mondial. Par exemple le rapport Attali indiquait en 2008 : « la compétitivité [de la France] baisse : depuis 1994, la part des exportations françaises dans les exportations mondiales décroît régulièrement ». La compétitivité néo-mercantiliste justifie les politiques commerciales les plus offensives puisque les exportations sont conçues comme un moyen de s’enrichir (aux dépens des pays en déficit).

Cependant, chacun s’accorde pour ne pas limiter la compétitivité territoriale à la seule performance exportatrice. L’« attractivité » apparaît comme un facteur déterminant : les territoires sont en compétition pour des facteurs de production de plus en plus mobiles. L’attractivité est donc l’une des composantes de la compétitivité dans la mesure où elle génère une compétition aigüe. La main-d’œuvre qualifiée et les capitaux (notamment les investissements directs étrangers, IDE) sont l’enjeu de cette rivalité. Ici, un territoire compétitif est susceptible d’attirer à lui plus de facteurs bénéfiques que ses rivaux. Cette attractivité du territoire suit donc une logique bien différente du néo-mercantilisme (il ne s’agit plus d’exporter mais au contraire d’attirer). La métrique de cette performance serait alors le stock des IDE ou le solde migratoire des personnels qualifiés (brain drain). Les mesures à prendre pour améliorer l’attractivité du territoire ne correspondent pas forcément à une politique commerciale offensive.

En plus des considérations sur le commerce et l’attractivité, les gouvernements ont développé une définition hybride que l’on qualifiera de « compétitivité institutionnelle ». Promue par les grandes institutions internationales, cette compétitivité est l’alliance, sur un territoire, de deux conditions : des frontières ouvertes (refus du protectionnisme) et une croissance économique régulière et soutenue. Dans cette conception institutionnelle, le territoire est un espace de prospérité en situation de libre-échange. Dès les années 1980, la commission américaine sur la compétitivité indiquait : « la compétitivité d’une nation représente sa capacité, sous des conditions de marché libre et loyal, à produire des biens et des services qui répondent à l’épreuve des marchés internationaux, tout en augmentant les revenus réels de ses citoyens ». Afin de mesurer la compétitivité d’un tel territoire, il faudrait donc évaluer son ouverture commerciale et l’évolution du niveau de vie moyen de ses habitants. Derrière un discours public apparemment unique, il y existe donc trois grandes conceptions de la compétitivité territoriale ; chacune appelle des outils d’observation et des politiques publiques spécifiques.

VI) Deux types de pays ?

Si elle mélange les conceptions néo-mercantiliste, l’attractivité et l’idéal institutionnel, la compétitivité territoriale est systématiquement découpée, mais selon une autre logique. De manière systématique, les experts distinguent la « compétitivité-prix » et la « compétitivité hors-prix » (aussi appelée « compétitivité structurelle »). Cette distinction est issue du vocabulaire managérial. La compétitivité-prix désigne un avantage concurrentiel obtenu par des coûts de production faibles. Elle peut s’améliorer par une dévaluation monétaire. Dans ce cas, un pays place ses produits (logique néo-mercantiliste) grâce à un prix compétitif. Il sera attractif pour les firmes à la recherche d’économies. Cependant, une telle stratégie est peu compatible avec les objectifs de la compétitivité institutionnelle, puisque la rémunération des facteurs doit être modérée. C’est pour cela que nos élus plaident tous pour une politique de compétitivité hors-prix, fondée sur l’innovation et la qualité des produits. D’après les experts, une telle compétitivité permet de bien rémunérer les facteurs grâce à des marges plus importantes.

Le discours sur la compétitivité est donc porteur d’une vision duale de l’espace mondial. Les pays « émergents » ou « en voie de développement » seraient plutôt orientés vers la production low-cost. Leur compétitivité réside dans les prix. On parle parfois de « pays-ateliers ». Les économies avancées (assimilées le plus souvent à la Triade) doivent renoncer aux secteurs trop sensibles au prix. Les délocalisations subies dans l’industrie sont alors une opportunité pour améliorer le tissu économique national au profit de la R&D, des services et des fonctions stratégiques dans la division internationale du travail. Par exemple, l’un des rapports qui a servi de base aux pôles de compétitivité français indique : « Pour retrouver un avantage comparatif, notre économie a le choix : s'aligner sur le modèle social asiatique ou faire la course en tête dans l'innovation » (Blanc, 2004). Cette vision duale de la mondialisation économique doit cependant être nuancée car dans les faits, aucun pays n’est strictement spécialisé dans l’une ou l’autre des compétitivités. Les « pays-ateliers » sont certes très compétitifs dans les industries à forte intensité de main-d’œuvre mais certains, comme l’Inde et la Chine, diversifient leur stratégie au profit de productions à fort contenu innovant. Symétriquement, aucun pays, même le plus avancé sur le plan technologique, ne peut s’émanciper des contraintes de prix. Ainsi, l’Allemagne a complété son excellence industrielle par une politique de modération salariale et une TVA sociale. Il serait illusoire de diviser les pays en deux classes séparées, chacun doit se positionner sur ces deux types de compétitivité [… suite et fin de cet article à suivre sur le blog gaulliste libre]



Ardinat Gilles (2010), Cartographier l’Indice mondial de la compétitivité du forum de Davos, Mappemonde, vol.98, n°2/2010 : http://mappemonde.mgm.fr/num26/mois/moi10201.html

Blanc Christian (2004), Pour un écosystème de la croissance, rapport au Premier Ministre, Paris : La Documentation française, 81 p.

FEM (2012), The Global Competitiveness Report 2012-2013, Genève : Forum économique mondial, xiv-529 p.

Krugman Paul (1994), Competitiveness : A Dangerous Obsession, Foreign Affairs, mars-avril 1994, volume n°73(2), pp. 28-44.

Lall Sanjaya (2001), Competitiveness Indices and Developing Countries: An Economic Evaluation of the Global Competitiveness Report, World Development, vol. 29, n° 9, p. 1501-152

1 commentaire:

  1. On observe que l'attractivité nuit à la compétitivité. Pour attirer la main-d’œuvre qualifiée il faut bien la payer comme en Allemagne. Mais si on veut être compétitif il faut la payer au lance-pierres comme en France. Il faut donc choisir. Qui a fait le meilleur choix ?

    On observe aussi que les pays qui accumulent d'énormes excédents commerciaux en contrôlant les échanges de devises comme la Chine ne devraient pas être considérés comme compétitifs au seul motif qu'ils refusent de sacrifier leur croissance économique au dogme de la concurrence libre et non faussée.

    Il s'agit donc d'une conception de la compétitivité très abstraite et théorique qui, refusant de prendre en compte les résultats de la compétition telle qu'elle se déroule dans le monde réel, devrait mener à la conclusion que la France est plus compétitive que la Chine ou même l'Allemagne.

    Si vous vous faites renverser par une voiture sur un passage pour piétons on pourra graver sur votre pierre tombale que vous étiez dans votre droit. Ce n'est pas une raison suffisante pour apprendre aux enfants qu'ils doivent traverser à chaque fois que c'est leur droit et non pas uniquement quand ils peuvent le faire vraiment sans danger.

    Ivan

    Ivan.

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