lundi 11 mai 2015

Pravda, quand tu nous tiens (Les Nouveaux inquisiteurs) (billet invité)

Billet invité de l’œil de Brutus



Les chapitres précédents les ont déjà bien mis à l’honneur. Mais il est un fait qu’aucun régime politique intolérant de nature, totalisant dans son avancée, ne puisse perdurer sans de bons organes de propagande. Et il faut bien reconnaître que, sur la défunte largeur du spectre politique des médias – spectre désormais, « concentration » oblige, quasiment réduit à un seul point dans la largeur des idées et points de vue – l’ordre libéral-libertaire, à l’intérieur duquel tendent à fusionner « élites » politiques et médiatiques, dispose de ce qu’il faut de petits courtisans de rédaction, obligés et obligeant à l’égard de l’ordre (du désordre ?) établi. Les jeunes impétrants en perdent bien vite leurs illusions[i], avec comme seules perspectives de rejoindre la meute ou de jeter l’éponge. Car au sein des médias dits « dominants », c’est une véritable police de la pensée qui s’est instituée. Au milieu de ces salmigondis de caniveau, perdurent fort heureusement quelques voix libres, au premier rang desquels on trouve le remarquable Frédéric Taddeï, toujours droit face à la médiocre vindicte de ses « confrères »[ii]. Mais au-delà : un véritable désert intellectuel dont l’une des plus belles illustrations fut la pathétique couverture du Point sur les soi-disant « néocons à la française »[iii].

Au rang des inquisiteurs, il est fort logiquement, un chef d’orchestre qui donne le la de la bien-pensance, distribue les bons et les mauvais points et fixe à jamais l’index des dangereux déviants. J’ai nommé, vous l’aurez probablement anticipé, le journal dit « de référence » : Le Monde.

Ainsi, dans ses colonnes et de manière aussi pathétique que grossière, la moindre critique à l’égard de Mme Taubira est perçue comme une attaque raciste, mêlant ainsi, pêle-mêle (comme le fait à merveille l’anthropologie Jean-Loup Anselme dans cet article), remise en cause pourtant on ne peut plus démocratique de la politique suivie par la garde des Sceaux, doutes quant à sa fibre patriotique (ce qui peut trouver quelques fondements au fait qu’elle ait par le passé milité pour l’indépendance de la Guyane) et réelles attaques – et pour le coup vraiment ignominieuses – sur sa couleur de peau.

Dans un sujet connexe, le journal du soir n’est guère plus lucide lorsqu’il s’agit sous la plume de Dominque Sopo – le président de « SOS racisme » - d’interdire tout débat pouvant, un tant soit peu, mettre en parallèle la traite négrière menée par les nations occidentales avec toutes autres formes d’esclavages, passées ou présentes. Et tous les artifices sont bons : se référer à une loi (celle du 23 février 2005) sans préciser que l’article polémique a été depuis longtemps abrogé, faire un procès d’intention au contradicteur qui osera évoquer la persistance de l’esclavage dans certaines régions d’Afrique – fait portant avéré (en l’occurrence les pratiques de Boko Haram) –, réduire la traite négrière à une simple question raciste en omettant toutes les dimensions, entre autres sociales, économiques et politique internes à l’Afrique, faire appel à de prétendus « contentieux historiques » (qui ose encore remettre en question l’ignominie de la traite négrière ?), etc.

Le même quotidien n’est guère plus inspiré sur les questions de politique internationale. Ainsi lorsqu’il ouvre ses colonnes au sociologue Hugues Lagrange[iv] qui, s’adjugeant au passage le « TINA[v] » de la sociologie (« le multiculturalisme est incontournable »), voit dans « l'intervention russe en Crimée », « un objectif de purification ethnique ». Sauf que les preuves de la dite intervention sont pour le moins minimes et qu’en termes de « purification ethnique », les exactions sont plutôt à mettre au crédit des forces de Kiev et de leurs sympathisants néo-nazis[vi]. Mais peu importent les faits, l’anathème est lancée et les forces du Mal clairement désignées. Tout contradicteur (tel Jean-Luc Mélenchon récemment[vii]) pourra irrémédiablement être rejeté dans ces rangs.

Le Monde a ainsi pris, dans la forme, des airs de « Je suis partout ». Et c’est une atmosphère délétère que l’on retrouve dans nombre de rédactions. Le service public n’est pas en reste. En propulsant, probablement sur les conseils de son épouse (les réseaux d’oligarques ont des liens que les idées ignorent), Philippe Val à la tête de France Inter, Nicolas Sarkozy a ainsi permis à l’anarchiste repenti de se muer en petit chefaillon dictatorial, hait de sa rédaction[viii]. Il faut dire qu’il avait déjà, accompagné de l’inévitable Caroline Fourest, autre Torquemada postmoderne[ix], bien expérimenté ses méthodes dans ce qui était pourtant censé être le saint des saints de la liberté d’expression, mais qu’il avait mué un tribunal inquisitoire : Charlie Hebdo[x].

Fort logiquement de telles ambiances de rédaction ne sont guère propice à l’émergence, en leur sein, de réel débat sur leur ligne éditorial. Rien d’étonnant alors, à ce que les chaînes de télévision, France 5 en tête, nous abreuvent de reportages non seulement dénués de neutralité mais encore plus de toute objectivité. Le 17 février dernier, France 5 proposait ainsi à ses téléspectateurs un soi-disant « documentaire » sur une éventuelle sortie de l’euro dans lequel les détracteurs de la monnaie unique étaient clairement sous-représentés et surtout à travers lequel la chaîne du « service public » n’avait de cesse que d’exciter les peurs, les inquiétudes, voire les paniques[xi]. Quelques jours plutôt, le quotidien Direct Matin, journal censément indépendant mais en vérité organe de propagande du groupe Bolloré, préparait également l’opinion quant à ces Grecs, fauteurs de troubles de cette merveilleuse construction qu’est l’euro : le sieur Jean-Marie Colombani nous prévenait que Syriza s’est allié avec « le parti des Grecs indépendants, une petite formation d’extrême droite, qui s’est singularisée par ses prises de position xénophobes, antisémites et souverainistes, (…) une coalition «rouge-brun» »[xii]. Une telle évidence pour le patron de Direct Matin qu’il se sentait exempté de fournir toute illustration des propos dits xénophobes et antisémites (et pour cause : il aurait probablement bien du mal à les trouver) : cela fait plus de trente ans que l’on vous explique que, de toute façon, xénophobie, antisémitisme et souverainisme ne forment qu’un tout, d’où le rappel au « rouge-brun », en miroir au « national-socialisme ». Seul petit hic : jusqu’à preuve du contraire, il n’existe nulle démocratie qui puisse se faire sans souveraineté du peuple. M. Colombani, ou son compère Jean Quatremer qui utilise exactement les mêmes procédés,[xiii] ne devrait donc pas tarder à expliquer à ses lecteurs comment il faut tuer la démocratie (homicide pour lequel lui et ses amis oligarques mettent déjà bien du cœur à l’ouvrage) car de celle-ci émane de vieux relents « rouge-brun ».

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[iii] "Le Point" franchit le mur du néocon, Aude Lancelin, Marianne, 14-déc-13.
[v] Référence au « There is no alternative » de Margaret Thatcher sur les questions économiques.
[vi] Sur le sujet, lire les billets régulièrement publiés par Olivier Berruyer sur le site Les Crises.
[vii] Lire :
Jean-Luc Mélenchon, l’homme à abattre, Jack Dion, Marianne, 09-mars-15
Buisson, Mélenchon, la calomnie et la démocratie, Jacques Sapir, Russeurope, 19 mars 2015.
[xi] Lire Télé irréalité, Jacques Sapir, Russeurope, 16/02/2015.
[xii] Quel chemin pour les Grecs ?, Jean-Marie Colombani, Direct Matin, 02-févr-15.

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