mercredi 6 mai 2015

Vous avez dit "repli sur soi" ? 1ère partie (billet invité)

Billet invité de Marc Rameaux, qui vient de publier « Portrait de l’homme moderne »

Il est de bon ton dans les cercles néo-libéraux de qualifier le souverainisme, le patriotisme voire le simple attachement aux valeurs républicaines de « repli sur soi ». Par opposition à ceux qui adoptent la loi du libre marché, l’abandon des nations au profit des grandes zones de libre-échange, la capitalisation économique personnelle en lieu et place de la mutualisation des moyens d’un pays.


Introduire un débat dans de tels termes devrait déjà nous alerter sur le simplisme et l’absence de volonté de dialogue de celui qui le démarre ainsi. Imaginez qu’en préalable à une discussion, votre interlocuteur vous dise : « Je représente la civilisation, l’ouverture aux autres, le progrès. Vous représentez l’archaïsme, l’arriération, le repli sur vous-mêmes. A présent, comme je suis un être merveilleusement tolérant, discutons. » N’est-ce pas la forme la plus achevée de l’intolérance, d’autant plus totale qu’elle se présente sous un dehors souriant, excluant toute forme de doute et d’interrogation sur soi-même ?

On peut imaginer que le néo-libéral fait toujours une forme de référence, consciente ou inconsciente, à la notion de « société ouverte », par opposition à tout ce qui l’empêche d’advenir. S’il a un peu lu, il se souviendra que cette notion provient du beau titre de l’œuvre de Karl Popper, « La société ouverte et ses ennemis », plaidoyer passionné pour toutes les formes de démocratie. Mais qu’aiment-ils véritablement au-delà ce titre ?

Le libéralisme historique est né au XVIIIème siècle, sous une triple influence :
·  
     Celle de philosophes anglais et écossais, portés par une vision empiriste de la connaissance, ainsi qu’une approche de l’économie promouvant la liberté de marché et la poursuite d’intérêts individuels. Francis Hutcheson, David Hume et bien entendu Adam Smith en furent les illustres représentants, sans oublier John Locke en tant que leur précurseur.

·       Celle de la philosophie des lumières française, portée par Diderot, Voltaire, Montesquieu et Beaumarchais (je place Rousseau tout à fait à part).

·       Enfin celle d’Emmanuel Kant, qui s’appuie sur un système de pensée et de morale qualifié de « rationalisme critique », faisant la synthèse de l’approche raisonnée de la connaissance pratiquée en occident et de ses retombées en termes d’organisation de la société et des mœurs.

Ces trois influences ont pu s’opposer sur certains points (par exemple la méthodologie kantienne de la connaissance est à l’opposé de l’empirisme anglais). Mais elles possèdent un trait commun beaucoup plus fort, qui est à la fois la raison de leur naissance et leur finalité : l’opposition à toute forme d’arbitraire. Penser et agir non selon son bon vouloir, ses passions ou son intuition personnelle, mais selon des raisons explicitées et débattues. Historiquement, le libéralisme politique est né d’une critique sans concession des pouvoirs monarchiques et de leur arbitraire, auxquels ils voulaient substituer une méritocratie beaucoup plus à même de représenter la justice. Sur ce dernier point, je suis sans l’ombre d’une hésitation un libéral, si l’on parle bien de cette origine historique.

Les tenants du « libéralisme » d’aujourd’hui ignorent – ou feignent d’ignorer – que ce sont deux visions du libéralisme qui coexistent dans leur discours : le libéralisme historique dont nous venons de rappeler les origines, et un « néo-libéralisme » qui se réclame du premier, mais en est cependant un complet usurpateur.

1       L’usurpation épistémologique

Le fondement épistémologique du libéralisme historique a sans doute été le mieux exprimé par Karl R. Popper. Sans redétailler sa grande œuvre, la réflexion de Popper est partie de la recherche d’un critère de démarcation entre pensée scientifique et pensée qui ne l’est pas. Le critère popperien est celui de la réfutabilité : une thèse est scientifique si elle s’expose d’elle-même à la réfutation, c’est-à-dire à l’examen d’autres thèses adverses, départagées par la vérification par l’expérience. Le scientifique est celui qui se met volontairement en position de faiblesse, en exposant sa thèse aux critiques adverses et à leur examen équitable à l’aune de l’expérience, plutôt que de la protéger de toute critique comme le fait l’intégriste, ou de la noyer dans un flou général comme le fait le relativiste. Paradoxalement, celui qui se place en position de faiblesse par honnêteté se voit renforcé, parce que sa pensée aura subi l’épreuve du feu de l’expérience. Celui qui cherche à échapper à toute réfutation semble fort, enfermé dans ses certitudes, mais finira par s’effondrer faute de se confronter à l’épreuve du réel.

Très peu de thèses philosophiques ont établi un lien direct entre une théorie de la connaissance et une philosophie politique. C’est cependant ce que fait Popper, qui voit dans la démocratie et dans la vision du libéralisme historique la traduction directe sur le plan politique de son critère de réfutabilité sur le plan scientifique. Le libéralisme historique a dû sa force et son succès à sa capacité de se remettre en question, et d’ajuster en permanence sa vision du monde en fonction des retours de l’expérience, au lieu de s’en tenir à un schéma idéologique ne prenant plus en compte les messages de la réalité. La réfutabilité en politique consiste à admettre de soumettre ses thèses au débat, à l’examen critique, enfin au feu de la vérification expérimentale, afin que la conviction politique ne soit pas qu’un simple affrontement d’intersubjectivités.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que le néo-libéralisme ne s’inscrit plus du tout dans la pensée de Popper, ni ne répond au critère de réfutabilité. Les thèses néo-libérales se considèrent comme infaillibles, irréfutables. Pire, elles se présentent comme une sorte de « colonne de vérité » représentant le seul point de vue économique et politique objectif, toute autre thèse étant considérée comme une sorte d’impureté souillée de passions subjectives par rapport à son aura de lumière. Enfin, elles estiment avoir fait le tour définitif des questions économiques, allant jusqu’à reprendre des thèses de fin de l’histoire : l’alpha et l’oméga de la pensée économique et politique résident en elles, à la fois dans l’extension de la connaissance et du temps.

Georges Soros, l’un des plus fins opérateurs financiers des dernières décennies, et accessoirement ami proche de Karl Popper, fut parmi les premiers à repérer cette usurpation du terme « libéralisme ». Fin connaisseur de la pensée de son ami, il eut tôt fait de détecter l’abandon de la réfutabilité dans le mode de fonctionnement économique et financier des pays développés. Ainsi déclare-t-il dans « La crise du capitalisme mondial », ouvrage datant déjà de 1998 :
On affirme que l'intérêt commun n'est jamais mieux servi que quand chacun veille à son propre intérêt ; que les tentatives pour préserver le bien collectif ne font que perturber les mécanismes du marché. Ce courant de pensée était appelé le " laisser-faire " au XIXe siècle, je lui ai trouvé un meilleur nom : l'intégrisme du marché. 
C'est cet intégrisme qui a rendu le système capitaliste mondial malsain et intenable, et cette situation est relativement récente. Le capitalisme du XIXe siècle a été détruit, en dépit de sa relative stabilité, par la Première Guerre mondiale. Après la guerre, il y a eu une vague tentative pour le restaurer, qui a mal fini avec le krach de 1929 et la grande dépression. N'est-il pas probable que le capitalisme actuel finisse aussi mal, alors qu'il n'a même pas les éléments de stabilité qui existaient à l'époque ? Ma thèse est que l'extrémisme du marché constitue aujourd'hui, pour une société libre, une menace beaucoup plus importante que toutes les idéologies totalitaires. 
L'intégrisme du marché est devenu si puissant que toute force politique qui ose lui résister est vilipendée comme étant sentimentale, illogique et naïve. C'est pourtant l'intégrisme lui-même qui est naïf et illogique. Pour le dire simplement, les forces du marché, si on leur donne une liberté totale, même dans le seul champ économique et financier, produisent le chaos et peuvent conduire à terme à la destruction du système démocratique mondial.

On peut évidemment critiquer Soros pour une certaine forme de cynisme qui le conduit à brocarder l’ensemble du système financier, mais de continuer à en jouer le jeu et à en tirer profit à titre personnel, notamment en spéculant contre les monnaies. Si je souscris à ce reproche de cynisme, son diagnostic reste en tous les cas fort intéressant, notamment de la part d’un proche de Karl Popper, qui remit souvent à leur place des néo-libéraux qui s’en réclamaient sans l’avoir véritablement compris.


En définitive, le néo-libéralisme rejoint ce que Karl Popper appelait les « explications totalisantes », celles prétendant à l’infaillibilité ainsi qu’à la couverture totale du domaine qu’elles sont censées expliquer. Les thèses totalisantes sont - Popper le montre bien dans « la société ouverte » - le premier pas vers toutes les formes de totalitarisme, l’intégrisme du marché ne faisant pas exception. Sur un plan épistémologique, elles peuvent s’assimiler à une « pensée magique », faite de croyances irrationnelles et arbitraires. Le néo-libéralisme qui aime se parer de la succession brillante des lumières, n’est en réalité qu’un sombre obscurantisme.

Suite demain

4 commentaires:

  1. C'est pour cela que je parle d'ultra-capitalisme au lieu de "libéralisme" ou "noé-libéralisme"...
    Car les ultra-capitalistes prennent le masque du "libéralisme".

    Ils avancent des concepts libéraux pour en fait mettre en place des féodalités.

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    1. D'accord avec vous sur le terme de "féodalités" : nous avons une organisation économique qui se prétend moderne, mais est en réalité très archaïque. Derrière une forme prétendument nouvelle du capitalisme, nous avons affaire à l'ancienne économie de rente, telle que celle pratiquée au XIXème siècle. Il en est question dans le suite du billet que Laurent publie demain.

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    2. J'aurais plutôt tendance à comparer le mouvement pseudo-libéral des ultra-capitalistes à la Fronde...

      Quand les nobles faisaient la guerre contre le roi pour garder ou prendre davantage de pouvoir politique... pour gouverner avec OU (mieux) à la place du roi.

      C'est dans ce sens-là, que je parle de féodalités.

      Le libéralisme a été une réponse au "droit du prince" ; avec les ultra-capitalistes, on passe de l'autoritarisme / l'arbitraire à l'extrême opposé : ce sont les subordonnées qui veulent écraser le gouvernement.

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  2. A signer pour la défense des intérêts économiques de la France : http://www.mesopinions.com/petition/politique/armee-francaise-soutenir-industrie-francaise-achat/14263

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