lundi 6 avril 2015

David Graeber souligne le caractère politique de la monnaie

« Dette : 5000 ans d’histoire » a le mérite de fournir une histoire de la monnaie sur plusieurs millénaires. Mais son autre apport fondamental est de rappeler le caractère éminemment politique de la monnaie, dont on a beaucoup débattu dans le passé, chose un peu trop oubliée aujourd’hui.



Débat et refus de débat

David Graeber souligne que la théorie néolibérale du « voile de la monnaie » est surtout politique. En disant que la monnaie n’aurait aucune importance et devrait être confiée à des banques centrales indépendantes, cela revient à figer la politique monétaire. La spéculation avait provoqué l’échec de deux des premières banques centrales soutenues par l’Etat, en Suède et en France. En réaction, le camp d’Adam Smith a plaidé pour lier la monnaie aux métaux précieux, faisant le succès de la banque d’Angleterre et signant la défaite des tenants de la monnaie crédit, comme Mitchell Innes, pour qui la monnaie n’était pas une marchandise, mais une unité de compte.

C’est la position chartaliste, venue de l’école historique allemande, et notamment la « Théorie étatique de la monnaie » de 1905 de G.F. Knapp. Il note que les unités de compte définies sous Charlemagne ont perduré plus de 300 ans, souvent en absence de tout signe monétaire physique ou d’une grande variabilité des quelques pièces. Il raconte qu’entre 1850 et 1950 aux Etats-Unis, « les débats sur la monnaie se sont succédés ». Suite à la terrible récession des années 1890, William Jennings Bryan fut deux fois candidat à la présidence sur un programme de libre frappe de l’argent « Free silver Platform » pour remplacer l’étalon or par le bimétallisme.

La crise de 1929 discrédite l’idée du lien de la monnaie avec les métaux. David Graeber note que Keynes, ayant étudié les archives monétaires de Mésopotamie dans les années 1920, était ouvert aux idées alternatives, à savoir que la monnaie est bien « une créature de l’Etat ». Mais « cela ne signifie pas que l’Etat crée nécessairement la monnaie. La monnaie, c’est le crédit, elle peut naître d’accords contractuels privés (par exemple des prêts) ». Pour Keynes « ce sont les banques qui créent la monnaie, et elles peuvent le faire sans aucune limite intrinsèque, car, quelle que soit l’ampleur de ce qu’elles prêtent, l’emprunteur n’aura d’autre choix que de remettre l’argent dans une banque ».

La monnaie comme dette primordiale

David Graeber exhume la « théorie de la dette primordiale », une école française notamment développée par Michel Aglietta et André Orléan pour qui « toute tentative pour séparer politique monétaire et politique sociale est en dernière analyse une erreur. Depuis toujours, ces deux politiques n’en font qu’une. Les Etats utilisent les impôts pour créer de la monnaie, et ils peuvent le faire parce qu’ils ont en tutelle la dette mutuelle de tous les citoyens les uns envers les autres. Cette dette est l’essence de la société ». Pour eux, « ce sentiment d’être en dette s’est d’abord exprimé à travers la religion et non par le biais de l’Etat », en s’appuyant sur des écrits sanscrits.

Il cite Geoffrey Ingham, pour qui « la dette primordiale est celle que doit l’être vivant à la continuité et à la durabilité de la société qui protège son existance individuelle ». Pour eux, « il existe une entité appelée société, nous avons une dette à son égard, l’Etat peut parler en son nom, et on peut l’imaginer comme une sorte de Dieu laïque ». Ce sont les fondations de l’Etat-nation moderne apparu notamment avec la Révolution Française. Pour l’auteur « c’est un grand piège du XXème siècle. D’un côté, il y a la logique du marché, où nous nous plaisons à imaginer qu’au départ nous sommes tous des individus qui ne doivent rien aux autres. De l’autre, il y a la logique de l’Etat, où nous commençons tous avec une dette que nous ne pourrons jamais véritablement rembourser ».

Pour lui, la monnaie a deux visages, ces deux faces décrites par Keith Hart : « un côté nous rappelle que les devises sont soutenues par les Etats et que la monnaie est à l’origine une relation entre des personnes dans la société, un symbole peut-être. L’autre révèle la pièce comme une chose, susceptible d’entrer dans des relations définies avec d’autres choses ». Pour lui, « la monnaie est donc presque toujours quelque chose qui oscille entre une marchandise et une reconnaissance de dette ».

Avec son livre, David Graeber signe un récit essentiel à la fois pour mieux comprendre la construction de la monnaie dans le temps, mais aussi pour prendre du recul sur cette création, qui a beaucoup varié dans le temps et dont on ne débat plus assez, ce que ses pages sur la dette confirme.

Source : David Graeber, « Dette : 5000 ans d’histoire », Les Liens qui Libèrent 

6 commentaires:

  1. Beaucoup de théories pour expliquer ce qui est simple à comprendre:

    Tout a commencé avec le troc. Puis les marchands ont acheté la production des individus pour en faire commerce.
    Pour cela : ils ont utilisé l’or afin de monétiser ‘’l’effort et la compétence’’ d’un producteur. Plus tard l’or est resté dans les coffres et un récépissé d’once d’or à suffit.
    Plus tard encore, comprenant l’inutilité de l’or, la monnaie à suffit et avec cette monnaie s’est monétisé les ‘’efforts et compétences’’ des producteurs de tous ces biens et de tous ces services qui circulent.

    En finalité, et en réalité, nous ne payons pas un objet mais des ‘’temps d’activité’’ de ceux qui, avec leurs ‘’efforts et compétences’’, ont produit cet objet comme ceux qui le modifient, par la suite, ou le fond circuler jusqu’à son consommateur.
    Ce principe nous l’appelons ‘’l’économie réelle’’. C’est-à-dire : la circulation des biens et des services, en parallèle d’une circulation de la monnaie, du début de leurs production, jusqu’à leurs consommations ou leurs usages.
    Au XX° siècle, partant du principe que l’un produisait le besoin de l’autre et vise versa, il a été décidé de remplacer la solidarité familiale par la solidarité citoyenne. Cette dernière consiste à donner des moyens financiers à ceux qui ne produisent pas : les inactifs. C’est-à-dire payer des ‘’temps d’inactivité’’ à ceux là.
    C’est l’invention de la monétisation pour des ‘’temps d’inactivité’’ au profit de nos retraités, nos chômeurs ou autres et cette monétisation s’est ajoutée à la monétisation du ‘’temps d’activité’’ (effort et compétence) pour devenir la valeur du bien ou du service.

    En même temps, quelques têtes pensantes, pour ne pas simplifier les choses, se sont dit : « et si on mettait dans le prix de nos consommation une monétisation pour nos ‘’dépenses mutualisée’’ et nos ‘’dépenses collectives’’» la chose est entendue et faite. Voila pourquoi aujourd’hui, en additionnant :
    -- les monétisations pour les ‘’efforts et compétence’’ (temps d’activité) des producteurs, plus
    -- les monétisations pour ‘’des temps d’inactivité’’ de retraités, chômeurs, malades ou autres, plus
    -- les monétisations pour nos ‘’dépenses mutuelles et collectives’’ :
    nous obtenons les 100% du prix à payer pour acquérir nos consommations.

    Qui peut nier cette réalité ? Faut-il en savoir plus sur la monétisation ? Cette réalité là n’est-elle pas suffisante ?

    Vous parler d'emprunt? N''oubliez pas l'épargne.
    Si épargne équilibre emprunt la dette n'existe pas.

    Si la dette existe c'est que, effectivement, peu de personne maîtrisent
    la réalité de la monétisation.
    Font compliqué quand la chose est simple.

    Unci TOÏ-YEN

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    1. "Si épargne équilibre emprunt la dette n'existe pas"

      Pas grand chose a voir entre les deux a part que la plupart du temps votre epargne ( vente de biens) est de la monnaie cree par qq ayant eu un pret ( les banques creent la monnaient en premier, n'ont pas vraiment besoin de votre epargne (sauf pour quelques regulations/restrictions fluctuantes qui sont contournees)

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    2. La théorie selon laquelle le troc a précédé la monnaie qui a précédé le crédit et la dette nous vient des philosophes et des économistes.

      Quand les archéologues ont mis leur nez là-dedans ils ont découvert que l'instrument de commerce le plus ancien était la dette. La monnaie est apparue ultérieurement, qui a permis de "monétiser la dette"

      Et le troc ? Il faut croire qu'il n'était pas assez pratique pour qu'on l'utilise, même avant l'invention de la monnaie.

      Ivan

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  2. Sur le site "lescrises.fr", Etienne Chouard parle d'un autre livre de David Graeber, lumineux selon lui : la Démocratie aux marges (Bord de l’eau, 2014).

    DemOs

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  3. Un intéressant dialogue entre Graber et Piketty : http://www.anti-k.org/2015/01/01/1992/

    YPB

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  4. @ Un citoyen

    Ce n'est pas en répétant des dizaines de fois qu'avant était le troc que cela deviendra une réalité. Votre obsession qui ne repose sur aucun élément factuel disqualifie tout ce que vous dites. Je ne juge pas la suite, où certains éléments sont intéressants.

    @ Démos et YPB

    Merci

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