mercredi 24 juin 2015

Le « modèle » allemand en quelques chiffres (billet invité)

Billet invité de l’œil de Brutus



Alors que l’Europe s’enfonce dans une crise qui semble sans fin, les thuriféraires du « modèle » allemand semble se faire plus discrets (voir article reproduit ci-après), même si, « gauche de droite » aidant, le gouvernement en place, via la loi Macron (inspirée des réformes Hartz du gouvernement Schröder), vient de faire passer – en force – la loi probablement la plus antisociale de toute la Ve République. Une loi que même la « droite la plus bête du monde » n’aurait sans doute même pas osé imaginer[i].
Rappelons donc quelques éléments simplement factuels de l’état des lieux de notre précieux « modèle » d’Outre-Rhin[ii] :
-        Entre 2007 et 2011, le revenu réel brut des 10% les plus pauvres y a baissé de 6,1% alors que celui des 10% les plus  riches augmentait de 0,7%.
-        En 2012, un quart des Allemands a un patrimoine égal à 0, la moitié d’entre eux un patrimoine inférieur à 17 000€ mais les 1% les plus riches ont un patrimoine supérieur à 817 000€.
-        En 2011, les 10% de ménages les plus aisés disposaient de 59,2% de la richesse nette de l’ensemble des ménages pendant que la moitié de ménages ne dispose que de 2,8%.
-        En 2013, les femmes étaient payées 23% de moins que les hommes[iii].
Entre 2003 (année des réformes Hartz) et 2013, le PIB allemand a cru de 11,9%. Dans le même temps, celui de la France a cru de 12,4%[iv]. Tout ça pour ça … Mais que l’on se rassure : dans la belle Europe que l’on nous construit, les « réformes » tant des sieurs Sarkozy que Hollande n’ont de cesse que de nous mettre au niveau des Allemands !

Je profite de ces quelques éléments factuels pour reprendre le billet ci-dessous qui date d’un peu plus de deux ans mais n’a pas pris une ride.

L'Allemagne, ce modèle bidon

23 Avril 2013 , Rédigé par L'oeil de Brutus

« Il n'y a pas de modèles il n'y a qu'un modèle : il est allemand »i s’exclame Alain Minc, ne faisant que reprendre là la rhétorique habituelle des chiens de garde du néolibéralisme. Sans même s’attaquer au dogmatisme pédant, à la limite de la puérilité, de cette affirmation, il est extrêmement simple de démontrer comment elle ne résiste pas à l’épreuve des faits (mais l’une des caractéristiques majeures des idéologues est de mépriser les faits dès lors qu’ils ne confirment par leurs croyances aveugles).
Car le fameux « modèle allemand » que l’on nous cesse de nous vendre n’est qu’un leurre. La croissance actuelle de l’Allemagne n’est que de quelques dixièmes de points supérieure à la nôtre (2012 et perspectives 2013)ii, ne faisant en cela que rattraper l’énorme baffe qu’elle s’est prise en 2009 (bien plus que la France)iii : sur les dix dernières années, la croissance allemande n’est pas supérieure à la croissance françaiseiv. Si on s’intéresse à la question du chômage, le marché du travail allemand ne voit arriver que 280 000 jeunes tous les ans, la France 750 000v. Dès lors, il apparaît évident que les problématiques de l’emploi ne sont nullement comparables d’un pays à l’autre. Qui plus est, contraindre des gens à travailler pour 1 euro de l’heure, tel que c’est le cas en Allemagne, cela n’est pas de l’encouragement au retour à l’emploi mais confine à l’esclavagevi. Enfin, et surtout, avec le contexte démographique qui est le sien, dans même pas 20 ans, l’Allemagne (qui sera alors moins peuplée que la France) sera un pays de vieux rentiers autochtones qui payent des immigrés turcs au lance-pierre. Dernier point et non des moindres : le niveau d’endettement de l’Allemagne est à peine inférieur à la Francevii (et encore il est possible que l’Allemagne masque une bonne partie de ses comptesviii) et la situation de ses banques n’est guère reluisanteix.
Dans 20 ans, l’Allemagne sera un nain : une économie dépendante de sa rente aux exportations (et encore cela ne devrait pas durer), sans jeunesse, sans armée, sans diplomatie et avec une société fracturée et une immigration bien plus ingérablex que la nôtre. La gueule du modèle.
A partir de ces éléments, il devient bien plus aisé de comprendre l’intransigeance actuelle de l’Allemagne de Mme Merkel. Elle sait que le temps joue contre elle. Elle ne peut pas se permettre un endettement excessif car sa démographie ne lui permettra jamais de rembourser. Elle doit impérativement, même si cela sera une impasse à long terme, conserver son modèle mercantiliste (et finalement prédateur pour ses voisins du Sud et pour la Francexi) basé sur les exportations car c’est là la perfusion qui permet à sa population de vieux rentiers de survivre. L’Allemagne s’accroche au présent parce qu’elle sait qu’elle n’a pas d’avenir. A partir de là, tout s’explique : « (L’Allemagne) mène une politique strictement nationale, profite de l'euro qui nous interdit de dévaluer et de faire baisser notre coût du travail, elle renonce au nucléaire au prix d'un partenariat énergétique avec la Russie, en attendant une entente commerciale avec la Chine, le tout sans jamais consulter ses partenaires européens. Avec un allié économique comme l'Allemagne, nous n'avons plus besoin d'ennemi ! »xii. Contrairement à ce que serinent les chiens de garde néolibéraux, protégeant en cela les rentiers allemands mais aussi leurs homologues français qui ont la main sur les principaux médias de notre paysxiii, ce n’est pas la France qui est en position de faiblesse vis-à-vis de l’Allemagne, mais bien l’inverse. Dans 20 ans, la France aura une population toujours relativement jeune qui dépassera celle de l’Allemagne. Notre pays dispose de fleurons qui lui permettent et lui permettront de peser économiquement (en particulier dans l’aéronautique, le spatial, l’énergie, la défense). Il demeure, malgré un marché du travail que l’on persiste à décrire comme rigidifié, l’un des premiers receveurs mondiaux d’investissements étrangers. Son réseau diplomatique est le second de la planète et son armée est (avec celle du Royaume-Uni, mais celle-ci est actuellement en cours de large déclassement) la seule qui compte encore vraiment sur le continent européen. Etc.
En pratique, il suffirait d’à peine montrer les crocs pour que Mme Merkel se plie à la volonté française. Nul besoin de jeter la pierre à la chancelière : elle n’est forte que de par la faiblesse, que dis-je la lâcheté, de nos dirigeants qui préfèrent se cantonner à une gestion à la petite semaine et à courte vue, un immobilisme sanctifiant béatement un hypothétique retour de la croissance à coups de pensée magique, le tout emballé dans un faux-semblant d’agitation médiatique stérile.


i Alain Minc, cité par Patrick Brody, A bas les modèles !, Le Monde, 05/03/2012.
ii Au 4 e trimestre 2012, la croissance française (-0,3%) a d'ailleurs été meilleure (ou plutôt moins mauvaise...) que le croissance allemande (-0,6%). De 2002 à 2011, le PIB français est passé de 1452Mds$ à 2773Mds$, soit une progression de 90%, le PIB allemand est passé de 2066Mds€ à 3608Mds€, soit une progression de 74,6%. Source : Google public data.
iii En 2009 : Allemagne -5,13% du PIB, France -3,15%.
iv Philippe Askenazy, Arrêtons le French bashing, Le Monde économie, 21/01/2013.
v Jacques Sapir, “Sur le TSCG”, RusseEurope. Le Carnet de Jacques Sapir sur la Russie et l’Europe (Hypotheses.org), 23 septembre 2012. [En ligne] http://russeurope.hypotheses.org/133.
vi Lire Jacques Santi, L’Allemagne machine à créer des injustices, Marianne, 05/04/2013.
vii En 2012, 83% par rapport au PIB pour l'Allemagne, 90% pour la France.
viii Mathieu Mucherie, Mensonge d'Etat : pourquoi les pays qui proclament faire de l'austérité sont en réalité ceux qui dépensent le plus, Atlantico, 18/01/2013.
ix Jacques Sapir, La crise chypriote, l’Allemagne et la Russie, Russeurope, 22/03/2013 ; Laurent Pinsolle, L’accord scandaleux sur la supervision bancaire de la zone euro, Gaulliste libre, 15/12/2012.
x Entre autres problèmes, l’immigration telle qu'elle se déroule en Allemagne est bien plus endogame qu’en France. Cf. Emmanuel Todd, Après la démocratie, Gallimard 2008.
xi Lire Jean-Luc Gréau, Comment l’endettement public est devenu excessif, Le Forum démocratique, 10/04/2013 ; Jacques Sapir, La zone euro après Chypre, Russeurope, 05/04/2013 ; Pascal-Emmanuel Gobry, Le pays le plus dangereux de la zone euro n’est pas la Grèce, ni l’Espagne mais … L’Allemagne, Atantico, 2501/2013 ; Wolf Richter, Les contribuables encore condamnés à payer pour les banques ? L’union bancaire vue par l’empêcheur allemand de monétariser en rond, Atlantico, 15/12/2012.
xii Emmanuel Todd, interview à Marianne, 16/10/2012.
xiii Lire Serge Halimi, Les Chiens de garde, Raison d'agir 2005 ; voir également le film qui en est tiré). On notera toutefois que le journal Le Monde commence, enfin, à prendre ses distances avec la docte néolibérale sur le sujet, notamment par la voie d’Arnaud Leparmentier, Rêve allemand, cauchemar européen, Le Monde, 27/02/2013.







[i] Lire Et si Sarkozy menait la politique de Hollande et Valls ?, Laurent Herblay, Gaulliste libre, 12-juin-15.
[ii] Sauf avis contraire, les données chiffrées ci-après sont issues de l’édition de mai 2015 du Monde diplomatique.
[iii] En France, l’écart est de 19% selon les chiffres de l’INSEE : http://www.insee.fr/fr/themes/tableau.asp?reg_id=0&ref_id=NATTEF04154

9 commentaires:

  1. Pourquoi l'Allemagne a environ 700 000 naissances autour de 1995 pour 300 000 entrants sur le marché du travail vingt ans après? Merci.

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    1. Bien vu : remarque très pertinente.
      Je relaie la question à Jacques Sapir auprès de qui j'ai pris ces chiffres dans l'un de ses billets (http://russeurope.hypotheses.org/133#comment-48280 ). Ce peut-être parce qu'il ne compte pas ceux en apprentissage ou en stage (http://www.taurillon.org/Le-chomage-des-jeunes-en-Allemagne-l-habit-ne-fait-pas-le-moine,04889) . ou encore, parce qu'en Allemagne, les femmes sont moins présentes sur le marché de l'emploi.
      Dans tous les cas, vous avez raison, cela mérite explication et, si besoin, correction.
      A suivre.

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  2. "La croissance actuelle de l’Allemagne n’est que de quelques dixièmes de points supérieure à la nôtre (2012 et perspectives 2013)ii, ne faisant en cela que rattraper l’énorme baffe qu’elle s’est prise en 2009 (bien plus que la France)iii "

    C'est la croissance par habitant qui compte, une croissance faible avec une démographie déclinante procure un meilleur pouvoir d'achat qu'une croissance faible avec une croissance démographique.

    "Notre pays dispose de fleurons qui lui permettent et lui permettront de peser économiquement (en particulier dans l’aéronautique, le spatial, l’énergie, la défense)."

    3 fleurons dont Areva qui prend l'eau de toutes parts contre des centaines de fleurons de très grosses PME internationales innovantes allemandes...

    "Car le fameux « modèle allemand » que l’on nous cesse de nous vendre n’est qu’un leurre."

    Avec Herblay, c'est "Car le fameux « modèle argentin» que l’on nous cesse de nous vendre n’est qu’un leurre."





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    1. Vous avez raison : le PIB / habitant est une élément important. C'est ce qui explique que l'Allemagne tolère beaucoup mieux une croissance molle voire nulle que le France. Mais à plus long terme, une population (très) vieillissante est forcément un lourd handicap.

      Quant aux entreprises chacun ses atouts. L'Allemagne a effectivement un tissu de moyennes entreprises performant (mais ce n'est pas une généralité - pour avoir travaillé dans l'industrie, je peux vous dire que les fameuses entreprises de machines-outils et même d'automobiles allemandes ne sont pas si en forme que cela). La France est plus présente sur les très grandes entreprises. Vous citez Areva. Certes. Mais je ne crois pas que les entreprises du CAC 40 (Total, EDF, GDF-Suez, Bouygues, Airbus, Renault, Safran, etc.) connaissent de grandes difficultés. Et pourquoi croyez-vous que d'autres pays veulent s'arracher nos fleurons (Alstom ...) ? et il ne faut pas non plus négliger certaines PME françaises elles aussi très performantes (mais malheureusement, faute d'un Etat qui ait une véritable intelligence économique, très souvent rachetées par des fonds étrangers dès lors qu'elles deviennent rentables).

      Je n'ai jamais vendu l'Argentine comme un "modèle". Et que je sache Laurent non plus. Simplement, pour des problématique comparables, les choix de l'Argentine il y a 14 ans se sont probablement avérés plus pertinents que ceux de la Grèce depuis 5 ans. Il suffit de voir les résultats ...

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    2. J'aime bien comment l'idéologie est plus importantes que les faits...

      Certains ne veulent voir que les forces de l'Allemagne et uniquement les lacunes de la France...

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    3. La vérité ne les intéresse pas plus que ça... au contraire même.

      Ils vont même exagérer les avantages de l'Allemagne et exagérer les problèmes de la France.

      Plutôt que d'admettre que les patrons français ne pensent plus en terme de "France"... pas plus certainement que les patrons allemands en pensent en terme de "je suis Allemand" !

      Les patrons allemands se sont adaptés à la docilité des travailleurs allemands, tout comme les patrons français se sont adaptés à l'esprit moins soumis des travailleurs français.

      C'est ce qui explique que les Allemands ont moins délocalisé à l'étranger que les patrons français...
      C'est sans doute pas le seul facteur de l'équation, mais il en est un des principaux !

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    4. De nos jours les investisseurs et le entrepreneurs n'ont que leur compte en banque pour patrie...
      Ils sont SPF : sans pays fixe.

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  3. Dans votre calcul du PIB , ne doit on pas compter la forte hausse des prix immobilier français face à la quasi stagnation française: peut être là une clef de la compétitivité allemande :

    http://www.latribune.fr/vos-finances/immobilier/pourquoi-l-immobilier-en-l-allemagne-est-moins-cher-486584.html

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    1. C'est vrai. Mais dans le même temps, les Allemands sont beaucoup moins propriétaires de leurs logements (ce qui explique aussi le niveau des prix), d'où leur faible patrimoine. Et ceci ne sera aussi pas sans conséquence pour une population vieillissante : on peut se contenter d'une retraite relativement modeste lorsque l'on a plus besoin de s'acquitter du paiement de son logement (que ce soit en loyer ou en crédit), c'est beaucoup plus difficile lorsque l'on doit encore payer un loyer. Cela explique aussi peut-être en partie le comportement allemand face aux dettes souveraines : lorsque l'on a que sa pension pour vivre et que celle-ci est adossée à un fonds de pension lui-même alimenter par des Bons du Trésor (grecs ou autres), un défaut souverain est une véritable menace.

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