dimanche 6 septembre 2015

Prime de Michel Combes : Quand le montant nous fait oublier la vraie question (billet invité)

Billet invité de Marc Rameaux, qui vient de publier « Portrait de l’homme moderne »



Il n’y a de classe dirigeante que courageuse. À toute époque, les classes dirigeantes se sont constituées par le courage, par l’acceptation consciente du risque.

·       Dirige celui qui risque ce que les dirigés ne veulent pas risquer.
·       Est respecté celui qui, volontairement, accomplit pour les autres les actes difficiles ou dangereux.
·       Est un chef celui qui procure aux autres la sécurité en prenant pour soi les dangers.
Jean JAURES Dépêche de Toulouse, 28 mai 1890

Aujourd’hui, un homme qui n’est resté que deux ans à la tête de l’entreprise dont il avait la charge s’apprête à toucher plus de 13 millions d’euros pour cet exercice. L’essentiel de son action a consisté en une fusion entre Alcatel-Lucent et Nokia, accompagnée d’un « cost killing », une réduction des coûts de production et des frais de fonctionnement s’étant traduite par 10.000 licenciements dont 600 en France.

Le débat d’opinion de ces derniers jours a rapidement tourné autour de la hauteur de cette rémunération et de son caractère justifié ou non. Comme souvent, se sont affrontées les accusations de « rémunération folle », de « démesure », opposées à celles de « jalousie », de « haine du succès », selon le camp d’appartenance des protagonistes. Mais est-ce bien là le débat véritable ?

Par l’une de ces ironies conjoncturelles dont l’actualité a le secret, un jeune homme de 19 ans était transféré d'un club de football à un autre presque au même moment pour la bagatelle de 60 millions d’euros, parce qu’il possède le bienheureux talent d’accomplir des prouesses avec un ballon rond. Le parallèle ne manqua pas d’être relevé par les défenseurs de l’ex-patron d’Alcatel-Lucent, eu égard à la contribution comparée de ces deux hommes au bien être de la société civile.

Cette comparaison saillante a le mérite de nous interroger sur les véritables questions qui sont en jeu. Car au-delà des sommes considérables qui circulent, et des arguments que se jettent les deux camps à chaque rémunération forte d’un grand patron, la seule interrogation qui vaille est celle du mérite, non du montant.

On ne mesure jamais assez ce que l’économie doit à l’esprit d’entreprise. Au fait que des hommes conduisent des avancées décisives dans leur entreprise par leur énergie, leur courage et leur imagination. Il n’est pas besoin d’être le dirigeant, ni même l’un des membres de son comité de direction, pour faire souffler cet esprit au sein d’une compagnie. L’entrepreneur peut se rencontrer à tous les échelons d’une hiérarchie, car ses qualités entraînent avec lui d’autres hommes en s’affranchissant des organigrammes.

L’entrepreneur prend de réels risques, selon l’adage connu que lorsqu’on entreprend quelque chose, l’on a contre soi ceux qui veulent faire la même chose, ceux qui veulent faire le contraire, et l’immense majorité de ceux qui ne veulent rien faire. Il ne faut pas seulement du talent et de l’énergie pour adopter une attitude d’entrepreneur, mais un grand courage pour affronter adversités et inerties, souvent au risque de faire émerger nombre de personnes qui souhaiteraient ardemment nous voir disparaître.

Aussi, la question centrale est moins celle du montant qui a été versé que du mérite à toucher une telle récompense.

Or, c’est là que le bât blesse. Car un entrepreneur véritable peut se reconnaître à quelques traits caractéristiques.

En premier lieu, un entrepreneur connaît parfaitement le cœur de métier de son activité, qu’il a acquis par une longue expérience de pilotage de projets et d’activités de production exercées pendant au moins une dizaine d’années.

Le parcours professionnel de M. Combes, que tout le monde peut consulter, s’oriente très rapidement vers des postes de haut management consacrés essentiellement à des opérations de cession et de prises de participation, un rôle de directeur financier chez France Telecom, un passage en cabinet ministériel.

En un mot, M. Combes a essentiellement appris à conclure des dossiers financiers et contractuels, ou à démanteler des activités existantes pour équilibrer un bilan. Il n’a nullement piloté des équipes dans la durée pour développer un nouveau produit ou un nouveau service, innover ou réaliser. Un entrepreneur ne peut se définir par la négative, à partir des seules activités qu’il a réduites ou éteintes.

La conclusion de dossiers de partenariat, d’opérations de cessions ou de prises de participation, ou encore de « cost killing » ne nécessitent qu’une connaissance minime du métier de son entreprise. Il est ainsi possible de faire illusion, en demeurant pendant toute sa carrière dans le même secteur industriel – ici les télécom – mais en ayant tout connu de loin, en ayant piloté avec des gants blancs, faisant de l’entreprise une simple affaire de gestion de flux.

L’entrepreneur véritable inspire le respect à ses hommes, car il sait profondément comment ils travaillent, et en quoi le travail de chacun d’entre eux consiste. Il n’est pas un simple ordonnateur récupérant le fruit du travail d’autrui et le ré-agençant comme les briques d’un jeu de construction. Il sait que lorsque quelque chose fonctionne mal dans l’entreprise, il y a quelque part des jeux d’acteur humains qu’il faut comprendre et changer. Le faux entrepreneur lui, déteste rentrer dans les questions d’organisation qui nécessitent à la fois de vraiment connaître un métier et d’avoir le courage de froisser des susceptibilités. D’aucuns perçoivent un « cost-killer » comme quelqu’un de « dur », confondant le courage véritable avec l’absence d’empathie. En fait de courage, le « cost-killer » traite ses équipes de façon à n’avoir jamais affaire à elles, car il en a peur.

En défense de l’action de M. Combes, il a été invoqué le cours de l’action Alcatel-Lucent, passé en l’espace de 3 ans de 0,8 à 3 euros. A-t-il  été remarqué que ce mouvement de revalorisation des actions sur la période de 2012 à 2015 s’est produit sur l’ensemble des cours de bourse de toutes les places financières importantes, pas seulement sur celui d’Alcatel-Lucent, et souvent dans des proportions comparables ?

Est-ce à dire que nous venons de vivre trois ans d’un âge d’or, qui a vu une pléiade de dirigeants exceptionnels aux commandes, de par la revalorisation exceptionnelle des entreprises en bourse ? Non, la raison est hélas bien plus prosaïque : le cours des actions est remonté mécaniquement après la grave crise de l’été 2011 ayant initié le dossier de la dette grecque, suivi de la perte de la notation AAA par les Etats-Unis.

Une tempête boursière s’en est suivie, ayant provoqué une chute générale des cours, qui fut rattrapée par un plan de sécurisation des banques contre le risque de crédit grec, ainsi qu’une politique de création monétaire ex-nihilo engagée par les banques centrales américaine puis européenne regonflant artificiellement les cours. Cette action d’ailleurs fort risquée économiquement car détraquant l’efficience des marchés, porta le doux nom de « quantitative easing », l’un des termes les plus pompeux donnés à une véritable morphine des marchés ayant pour effet de décorréler complètement les cours de bourse des résultats véritables des entreprises. Le cours d’Alcatel-Lucent bénéficia de cette artificielle flottaison comme la quasi-totalité des actions sur cette période, sans que l’action de son PDG y soit pour quelque chose.

Il y a déjà longtemps que la performance réelle d’une entreprise n’est plus reflétée dans le cours de son action. Les mécanismes spéculatifs permettent souvent de faire baisser le cours d’une entreprise qui vient d’annoncer de bons résultats, de façon à se placer avantageusement lors du redémarrage de son cours, redémarrage dont le calendrier aura été défini par ceux-là mêmes qui ont initié le cours à la baisse. Les instruments boursiers ont été diversifiés à l’infini pour permettre de tels jeux, qui n’ont plus rien à voir avec l’esprit d’entreprise.

Enfin, rentre en jeu la collusion malsaine que l’on observe trop souvent entre l’actionnariat des grands groupes du CAC40 et les dirigeants nommés par le conseil d’administration. Une surenchère conduit les actionnaires principaux à demander des rendements totalement déraisonnables, qu’ils savent impossibles à atteindre par les moyens sains d’un appareil industriel normal, en échange de la promesse de tenir de tels rendements, qui vaudra au dirigeant sa nomination. Ce dernier emploiera alors tout moyen détourné d’honorer sa promesse, le sacrifice de pans entiers d’activités de l’entreprise étant l’un des moyens favoris permettant de hausser à court-terme les dividendes versés ainsi que le cours de bourse.

Lorsque l’on est payé selon une part variable importante en actions de l’entreprise, ce qui était précisément le cas de M. Combes, il ne s’agit plus d’une rémunération mais d’une véritable incitation au crime économique.  Aussi, c’est au résultat commercial, et non au cours de son action, que l’on peut juger de la performance réelle d’une entreprise ainsi que de celle de son dirigeant.

Quel contraste entre la gouvernance d’Alcatel-Lucent et celle d’un Fabrice Brégier, l’actuel patron d’Airbus. Depuis sa prise de fonction en juin 2012, Airbus ne cesse de dépasser de nouveaux records à chaque résultat semestriel, ayant même réussi l’exploit historique en 2013 d’engranger 31 commandes fermes d’A350 auprès de Japan Airlines, compagnie qui fournissait sa flotte en Boeings depuis toujours.

Etrange coïncidence, Fabrice Brégier est un homme qui se trouve sans cesse sur le terrain, connaît les mille détails des hommes et de leurs compétences variées qui font la richesse de son entreprise, rentre en discussion approfondie avec les ingénieurs des bureaux d’étude d’Airbus pour trouver de constantes améliorations. Et lorsqu’il décide d’une réduction de coûts, c’est toujours sur la base d’une optimisation industrielle qu’elle est calculée et mise en œuvre : toute décision financière possède ainsi sa contrepartie dans une opération de production réelle, assurant qu’il ne s’agit pas d’un gain court-termiste.

Les contraintes de l’argent facile et des réussites factices ont engendré une triste espèce de dirigeants, un règne de faussaires accaparant le mérite, le talent et le travail d’homme bien meilleurs qu’eux, pour les sacrifier sur l’autel de nos modernes cultes de Baal. Une stratégie consistant à « surfer » d’entreprise en entreprise sans rentrer dans le véritable pilotage des hommes est d’autant plus tentante qu’elle est devenue malheureusement la stratégie gagnante. Le profil des hommes qui lui correspondent en découle, semant la confusion sur nos propres valeurs. L’ego est pris pour de la personnalité, l’impatience capricieuse pour de la capacité à mener les hommes, les jeux d’appareils tiennent lieu de vision et d’objectifs. La prise de risque enfin, a permis à certains de faire une véritable profession d’y envoyer les autres.


J’aime l’entreprise, l’esprit de pionnier qu’elle permet de développer, l’extraordinaire diversité des hommes à laquelle elle nous oblige à nous confronter, la maîtrise et le sens des réalités qu’elle permet à tout homme de forger. Aussi, une rémunération telle que celle dont il a été question dans l’actualité récente ne me choquerait pas, s’il fallait rendre hommage à un homme de la trempe de l’actuel patron d’Airbus. Ce qui est choquant, est que nous ayons cessé de rendre cet hommage aux entrepreneurs, aux vrais.

3 commentaires:

  1. Toujours le même principe des promesses avant l'acte et des excuses après, c'est de la grossière manipulation car, c'est aux actes que l'on reconnaît un chef!

    RépondreSupprimer
  2. La très forte hausse des actions ces 2 ou 3 dernières années est principalement due aux mesures prises par les banques centrales. Le versement de tous ces millions à Combes est donc injuste, au moins les deux tiers auraient dû revenir à Draghi et Yellen.

    RépondreSupprimer
  3. @MR,

    Il faut interroger ceux qui ont rendu possible ce système. Les politiques, les grands actionnaires, les grands intérêts capitalistiques. Les officiers supérieurs du grand barnum libéral jouent le jeu, mais ne fixent pas les règles. C'est une manière de détourner le débats des responsabilités véritables que de se fixer uniquement sur les hiérarchies intermédiaires. Le libéralisme est un problème, car au-delà du fait qu'il ne cesse de creuser les inégalités, il est une anthropologie, une vision de l'homme et du monde.

    Notre problème ce n'est pas la rémunération de tel individu, qui perçoit ce que son contrat prévoit, mais bien les structures en place et l'idéologie qui les régie. Il n'y a pas de bon libéralisme, c'est là un mythe. Il y a un système de valeurs globale pensant à tort que l'on fonde une société, que l'on préserve le bien commun, en mettant au centre du jeu les égoïsme individuels : les « vices privés font le bien public ». L'utilité sociale de l'égoïsme est en fait nulle ou quasi, et la crise que nous traversons laisse apparaître une prise de contrôle des valeurs sociales du libéralismes sur nos sociétés, reléguant à l'inutile voire au ringard toutes ces solidarités lentement construites.

    Il n'y a pas de bon libéralisme, car le libéralisme est un système de valeurs global, qui en aucun cas n'est axiologiquement neutre - la propagande commerciale et libérale est partout, sur tous les écrans, dès le plus jeune age, ce jusqu'au mythe de l'entrepreneur, homme nouveau, du self made man, quand il ne s'agit pas de "business angel", ce drôle d'ange qui au bout de deux ans cause uniquement taux de rentabilité interne.

    C'est globalement qu'il faut refuser ce système de valeurs global, il n'y a pas d'autre alternative pour reconstituer les solidarités perdues.

    RépondreSupprimer