mercredi 5 septembre 2012

Joseph Stiglitz explique comment gagner la bataille de l’opinion


C’est une partie absolument passionnante du livre de Joseph Stiglitz, qui rappelle « La dissociété » de Jacques Généreux : une analyse approfondie des leviers de l’opinion pour comprendre pourquoi la doxa néolibérale semble gagner aujourd’hui le débat sur l’interprétation de la crise.

La bataille de l’opinion

Le « prix Nobel d’économie » souligne l’importance du cadre d’analyse (droite contre gauche, interprétation de la crise) dans la bataille politique. Il souligne également l’importance d’utiliser une information qui est cohérente avec ce que pensent les citoyens pour les convaincre. S’appuyant sur des sondages, il note qu’aux Etats-Unis, la population ne se rend vraiment pas compte du niveau des inégalités, ni même du fait qu’elles augmentent fortement. Et il souligne que si la population pense que les pauvres le sont de leur seul fait, alors les programmes sociaux ne sont pas populaires.

Il rappelle qu’en revanche, pendant la Grande Dépression, avec une personne sur quatre au chômage, il était difficile de soutenir que les marchés étaient efficaces, ce qui a permis de faire passer l’idée que l’Etat devait jouer un rôle macro-économique beaucoup plus important. Il souligne également le rôle de l’Etat dans la réussite du développement des pays d’Asie du Sud-Est. Bref, les circonstances font beaucoup pour le débat d’idées et il est essentiel de savoir faire du judo intellectuel.

Il souligne que les changements d’opinion peuvent prendre du temps. Il prend l’exemple de la déclaration d’indépendance de 1776 qui soutient que tous les hommes sont égaux. Pourtant, la discrimination à l’égard des noirs a persisté pendant près de deux siècles. Pour lui, c’est que « les idées et les perceptions sont des constructions sociales. Mon empressement à endosser une croyance dépend du fait que les autres y croient également ». Mais il peut y avoir des changements rapides en fonction des circonstances historiques et de l’acceptation générale par la population.

Il souligne qu’il faut passer de « l’idée que l’inégalité est nécessaire pour le fonctionnement de l’économie de marché à l’idée que le niveau d’inégalité aujourd’hui porte atteinte au fonctionnement de l’économie et de la société ». Il souligne également l’importance du choix des mots dans le débat public. Il prend l’exemple des termes « incentive pay » ou « retention bonus », destinés à faire passer la pillule des rémunérations des banquiers. D’où la nécessité de parler « d’euro cher » et non « d’euro fort », de « parasite fiscal » et non de « paradis fiscal » ou de « camisole budgétaire » et non de « règle d’or ».

Le combat pour l’analyse de la crise

Il souligne que ceux qui sont favorables à de telles inégalités cherchent à cadrer le débat dans un sens favorable à leurs idées, de manière à rendre les inégalités plus acceptables. Il souligne l’importance de l’éducation et des médias dans le façonnage de cette perception. A titre d’exemple, il cite l’étude d’un économiste de Chicago qui avait montré que 82% de la population trouvait injuste d’augmenter le prix d’une pelle à neige après une tempête, mais que seulement 24% de ses étudiants en MBA portaient le même jugement. Il explique également que du fait de l’importance de l’argent privé, les hommes politiques ont de facto intérêt à épouser les causes des lobbys

Il critique les répubiicains en soulignant « qu’avec quatre demandeurs d’emplois pour chaque poste, il devrait être évident que le problème aujourd’hui ne vient du manque de demande d’emplois, mais du manque d’emplois ». Pour lui, « les pires mythes sont ceux pour qui l’austérité va apporter la reprise et que davantage de dépenses publiques n’y parviendront pas ». Comme Paul Krugman dans son dernier livre, il rappelle que les récessions viennent d’un manque de demande et compare les politiques européennes à celles de Hoover, qui avaient mené à la Grande Dépression. Il dénonce les baisses de salaires, « qui diminuent directement la demande totale et le PIB » et rappelle « qu’un PIB plus bas et un taux de chômage plus élevé signifie moins de revenus fiscaux et plus de dépenses ».

Il développe des thèses très proches de celles du dernier livre de Paul Krugman en dénonçant les propositions contradictoires des républicains qui dénoncent les dettes et disent vouloir réduire les déficits tout en proposant de baisser les impôts. Il souligne que la dépense publique stimule l’activité bien plus que les baisses d’impôt. Pour lui, les politiques d’austérité européennes vont plonger l’économie de la zone euro dans la récession et il souligne que la monnaie unique supprime la possibilité pour les pays de réagir à un choc en jouant sur les taux d’intérêt ou le taux de change.

Cet aspect du livre est essentiel. La façon dont on communique ses idées est aussi importante que leur justesse et la rigueur des analyses. Le débat démocratique est influencé par les croyances passées et du moment. Nous devrons les prendre en compte pour gagner la bataille démocratique.

Source : Joseph Stiglitz, « The price of inequality », éditions Norton, « Le prix des inégalités », éditions Les liens qui libèrent, sortie le 5 septembre, traduction personnelle

12 commentaires:

  1. "Il souligne que ceux qui sont favorables à de telles inégalités cherchent à cadrer le débat dans un sens favorable à leurs idées, de manière à rendre les inégalités plus acceptables."

    démonstration par l'exemple de la mauvaise foi de madelin (début de la vidéo) :

    http://www.youtube.com/watch?v=9s9ZZQf6Fsg&feature=relmfu

    Age

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  2. Je rejoins l'ensemble de cette analyse. Si les tenants du système actuel ont clairement perdu la bataille scientifique, ils gardent la maîtrise de l'espace de communication. Cela est très net sur la question de l'euro, où les tenants d'une sortie concertée n'ont pas encore réussi à trouver la bonne sémantique. Le "retour au franc" constitue l'archétype de ce qu'il ne faut pas dire (alors que l'opposition entre rigidité et flexibilité des monnaies est autrement plus porteur).

    Le choix des mots est fondamental car les mots portent des valeurs et que ces valeurs fondent l'opinion. Il y a des concepts à repenser (je pense ici à la notion de part contributive globale qui est essentielle pour comprendre la nécessité de mesures protectionnistes) et des termes à utiliser. C'est un vrai travail de pédagogie qui est à faire et qui se distingue clairement du seul travail scientifique.

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  3. Pour l'instant on a un gouvernement qui veux imposer encore plus de logement social qui va aller en priorité aux immigrés avec des nombreux enfants et certainement pas à la classe moyenne declassée qui fait moins d'enfants. Mais à lire pinsolle on croit d'être dans un monde de libre-échange dans une france ultralibérale et bien si c'est ça l'ultralibéralisme. Le jour où il y a aura des hlm a saint-tropez on pourra être content, personne viendra plus visiter la France mais on sera tous egaux.

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  4. Quelques problèmes de stratégie industrielle :

    http://www.dailymotion.com/video/xtavmb_les-matins-aux-racines-du-declin-industriel-francais_news?start=2285

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    1. Cette question du rôle de l'Etat dans l'impulsion industrielle (contre la croyance dans la toute puissance créatrice du marché) est fondamentale, et ce d'autant plus qu'elle correspond bien à une histoire et une culture typiquement française. Le contre exemple du modèle américain et notamment du rôle clé de la défense dans l'émergence de l'industrie de l'électronique et de l'informatique est ici très éclairant.

      Je ne résiste pas à l'envie de citer l'exemple donné par Jean Lopez qui disait que la victoire des Soviétiques sur les Allemands durant la 2ème guerre mondiale s'expliquait par le choix fait par les Soviétiques d'organiser la production d'armes, tandis que l'Allemagne laissait la sienne à la concurrence des industriels. Les Soviétiques eurent une production très supérieure à celle des Allemands à la fois sur le plan de la rusticité et de la quantité. Exemple non transposable, mais intéressant et éclairant, tout de même.

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  5. Le problème est de savoir si les bonnes orientations sont prises, marché ou état, peu importe :

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_2001_num_139_1_3351

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    1. Tout à fait. Il n'en reste pas moins qu'en se privant de la capacité de l'Etat à agir, on agit de manière tout à fait irrationnelle. Le dogmatisme n'a jamais assuré la promotion du pragmatisme.

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  6. Stigliz comme Klugman sur la bataille de l'opinion enfoncent les portes ouvertes depuis combien de temps l’écrivons nous sur ce blog ?
    Quand nous discutons avec nos concitoyens il savent dans leur majorité que l'euro l'ue le marché ne fonctionne pas selon l’intérêt général mais dans celui de quelques particuliers ce qu'on leur a mis dans la tête c'est "il n'y a pas d'autres solutions" la est le nœud qu'il va falloir trancher

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  7. @ Patrice,

    Oui, les deux popularisent beaucoup de nos analyses, avec toute la crédibilité de leur "prix Nobel" et la réflexion de Stiglitz sur les ressorts de l'opinion publique peut nous aider à améliorer notre communication.

    @ Olaf et Léonard

    Pas d'accord. Ce qui prime c'est la démocratie et un progrès économique partagé. Il n'y a jamais une solution. Il y a plusieurs modèles de société.

    En revanche, d'accord sur la stratégie industrielle.

    @ Fiorino

    Le retour du troll.

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    1. Si pour vous parler des sujets qui intéressent le français on comprend mieux pourquoi vous n'avez fait que 0,8% aux législatives.

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  8. Concernant les enjeux de l'opinion, je persiste à penser que la ré-appropriation par les Français de l'idée de nation, comme espace de démocratie et de solidarité (et non lieu d'exclusion comme le fait le FN) constitue un enjeu fondamental. Dans ce domaine, il y a énormément de travail à faire. A titre d'exemple anecdotique, mais éclairant, l'exemple de cet ami, enseignant dans une classe de troisième, et qui a voulu aborder comme thème l'art et la nation, au travers d'oeuvres hautement consensuelles ( La grande illusion et promesses de l'aube) et qui s'est fait rabrouer au prétexte que "la nation n'était pas un thème à traiter".

    Cette prévention de la part d'enseignants et de cadres (dont on pourrait penser qu'ils aient un certain niveau de connaissances) met en évidence le fait que l'échelle nationale, pourtant fondamentale dans la réalisation de la démocratie et dans la répartition des solidarités, a perdu de son prestige et n'est pas perçue comme bienfaisante, qu'elle est vécue comme un archaïsme et non une modernité à réinvestir.
    Il y a là un travail important à réaliser. Tant que l'idée de nation ne redeviendra pas un enjeu majeur (et un espace de modernité), les gens continueront à s'en remettre à une Europe décérébrée et au seul individualisme.

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    1. Pour être cohérent vous devriez parler des résidents en France et non pas de français. Or si les résidents en France ne veulent rien savoir de la nation inutile de dire "il y a encore du travail à faire".

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