vendredi 7 février 2014

L'Europe est-elle plus "à gauche" que ses états membres ?


Billet invité de Coralie Delaume, publié sur l’Arène Nue, qu’elle vient de relancer, avant la parution de son livre


A l’approche des élections européennes de mai 2014 et de la « déferlante eurosceptique » qu’on nous promet, il semble que l’Europe et ses institutions, soient devenue diablement prudentes. Pour un peu, elle passerait pour moins libérale voire pour plus « à gauche » que les différents États membres.

Pas très difficile me direz-vous, puisque nombre desdits États sont gouvernés par des conservateurs. Certainement vous répondrais-je, un peu vexée. Mais ils ne le sont pas tous. En tout cas pas la France, qui est dirigée par des socialistes paraît-il, même s’il faut le dire vite.
Quelques éléments témoignent de la prudence de sioux dont font actuellement preuve nos technocrates préférés. C’est qu’ils ont l’instinct de survie, les bougres. Ils le savent pertinemment : plus d’Europe supranationale, plus de technocrates. Il faut leur faut donc éviter que le bazar ne s’autodétruise complètement. Or pour l’éviter, il faut agir. Il faut « faire des trucs  ». Illustration.
La politique monétaire et la gestion de la crise de l’euro1

Mario Draghi, est un pragmatique, comme on dit pour faire l’éloge d’un homme dont on veut souligner qu’il n’est pas un idéologue, tant il est vrai qu’avoir des idées, c’est mal. Or comme tous les pragmatiques, le banquier central européen est très fort pour« faire des trucs ». Et aussi pour en dire.
A l’été 2012, alors que l’eurozone n’allait pas bien tout, Draghi a donc eu des mots très forts. Il s’est dit déterminé à faire « tout ce qui serait nécessaire » pour sauver l’euro. Puis il a lancé un programme qualifié « d’arme atomique » par la presse économique : le programme OMT (opérations monétaires sur titres). Ce programme vise à racheter, en cas d’extrême urgence, des titres de dettes de pays en grande difficulté pour faire baisser rapidement les taux auxquels ils empruntent. Problème : ceci est absolument proscrit par les traités européens. Du coup, le programme OMT n’a jamais été mis en œuvre, sa principale vertu ayant résidé dans l’effet d’annonce produit.
Mais au-delà des traités, il y a surtout l’opposition forte d’un État membre.L’Allemagne, en effet, est hermétique à toute souplesse en matière de politique monétaire et n’envisage pas un instant de se montrer « pragmatique ». Horrifiée par la perspective d’une entorse à la droiture monétaire, le patron de saBundesbank, Jens Weidmann, a même fait déférer le programme OMT devant le tribunal constitutionnel de Karlsruhe, histoire de voir s’il ne serait pas un tantinet inconstitutionnel, pour la République fédérale, de prendre part à de telles horreurs hétérodoxes. Le jugement de Karlsruhe doit intervenir dans le courant de cette année.
Mieux : alors que la relative souplesse et l’adaptabilité de Mario Draghi étaient jusque-là soutenues par le membre allemand du directoire de la BCE Jörg Asmussen, le gouvernement Merkel III a brusquement décidé d’exfiltrer ce dernier de l’institution francfortoise pour le remplacer par une « faucon », Sabine Lautenschläger. Comme l’explique ici Romaric Godin, il s’agit là d’un « choix étrange » sans doute destiné à « montrer les muscles allemands à l’Europe » et à contrer les velléités draghistes de passer outre la lettre des traités.
En matière de politique monétaire, un État membre, l’Allemagne, campe donc clairement sur une ligne plus dure que celle prônée par une institution européenne, la BCE.
La question du protectionnisme
C’est loin d’être le seul domaine. On se souvient par exemple de l’affaire des panneaux solaires chinois. Ce n’est plus la BCE, cette fois, qui est à la manœuvre, mais une autre institution de l’Union : la Commission européenne.
Car la Commission elle aussi « fait des trucs ». Et des trucs qu’on n’attend pas forcément de la part d’une structure pour laquelle la concurrence libre et non faussée et la libre circulation des marchandises font office depuis toujours de tables de la loi.
Ainsi la Commission entreprend-elle, au printemps 2013, de taxer le matériel photovoltaïque en provenance de l’Empire du milieu, soupçonné de faire l’objet de dumping. Avant qu’un accord ne soit finalement trouvé entre Pékin et Bruxelles en juillet, un nombre significatif de pays dont la Grande-Bretagne, les Pays-Bas et surtout l’Allemagne, combattent vigoureusement la mesure.
Ainsi donc, dès avant que la Commission européenne ne finisse par se déballonner et par céder aux Chinois, de nombreux États défendaient pour leur part une ligne plus libérale, hostile à toute initiative protectionniste.
Le grand marché transatlantique
Depuis le printemps dernier, discrètement mais sûrement, la Commission européenne négocie avec les États-Unis les modalités d’un vaste traité de libre échange, le TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership), dont Jean-Michel Quatrepoint explique fort bien ici tout le mal qu’il convient de penser.
Hélas la discrétion ne suffit pas toujours à décourager les curieux et il semble que les opinions publiques européennes se soient malgré tout emparées de la question. Du coup, comme celles-ci se montrent fort rétives, la Commission a décidé de suspendre les pourparlers jusqu’en juin 2014. D’ici là, elle va lancer une « large consultation publique» sur la disposition la plus critiquée du futur accord : la mise en place d’un tribunal arbitral devant lequel les grandes entreprises pourraient poursuivre les États qui auraient l’insigne audace de prendre des mesures – environnementales, sanitaires, sociales – susceptibles de menacer les perspectives de profit privé.
Qu’on se rassure. Comme expliqué sur le blog Contre la cour, la discussion euro-américaine est loin d’être totalement gelée. Seules les dispositions relatives au tribunal arbitral sont concernées. La Commission est d’ailleurs formelle : « aucune autre partie des négociations n’est affectée par la consultation publique et les négociations continueront comme prévu »,
En outre, on l’aura compris, le gel est très temporaire. Juin 2014 se situe précisément situé après…mai 2014, mois durant lesquelles se tiendront les élections européennes. Il s’agit donc bien sûr, comme en convient Jean Quatremer, « de ne pas donner davantage de grain à moudre aux eurosceptiques ».
Toutefois, on ne peut manquer de le noter : si Bruxelles recourt ici à un procédé dilatoire, les États membres n’ont pour leur part jamais songé à ralentir le processus et encore moins à l’arrêter. Pas même lorsque le scandale Prism et la révélation des écoutes américaines pratiquées en Europe leur en offrait l’occasion sur un plateau. Plusieurs pays, dont l’Allemagne et la France, firent semblant de tancer Washington. Mais on en resta là.
La régulation bancaire
La France et l’Allemagne : parlons-en. Elles sont actuellement vent debout contre le projet de réforme bancaire proposé par Michel Barnier, candidat à la présidence de la Commission européenne mais néanmoins guérillero avide de botter le train au Grand Capital, comme chacun sait.
Il faut dire que le commissaire au marché intérieur « fait des trucs » tout à fait scandaleux. Il a récemment présenté un projet comprenant deux volets  : d’une part l'interdiction aux grandes banques européennes de certaines activités spéculatives réalisées pour leur compte propre. D'autre part l'obligation de cantonner dans des filiales spécifiques les activités de marché à haut risque. L’horreur bolchevique, en somme.
N'écoutant que leur courage et manifestant leur claire détermination à faire barrage au léninisme, plusieurs pays dont, une nouvelle fois, l'Allemagne et la France, se sont vigoureusement opposés au projet. Il faut dire que ces États ont déjà fait leurs propres réformes bancaires. Mais des réformes « raisonnables » qui évitent soigneusement « d'inquiéter les banques ». Le ministre Pierre Moscovici a donc fait connaître à Michel Barnier toute l'ampleur de son courroux. On en attendait pas moins du socialisme à la française...
Et donc ?
Comme on le voit, certaines institutions communautaires consentent actuellement à mettre de modestes coups de canif dans l'épais tissu des dogmes européens. Sans doute faut-il y voir le souci de garantir la pérennité d'un édifice qui, si bancal soit-il, demeure leur unique raison d'être. Mais plusieurs États, tranquilles et autosatisfaits, se montrent plus royalistes que le roi. Que faut-il en conclure ?
Si l'Europe confisque aux gouvernements nationaux de larges pans de leurs prérogatives, ceux-ci en sont très largement coresponsables. Ils s'appliquent à créer, avec constance et détermination, les conditions de leur impuissance et de leur déprise sur le cours des événements. C'est d'ailleurs singulier. De quel droit se démet-on d'un pouvoir qu'on ne détient que parce qu'on est mandaté par des électeurs pour l'exercer ?
Il est temps d'ouvrir un calepin et et de noter tout cela dans un coin. Car il faudra s'en souvenir lorsque le moment viendra de démêler l'écheveau des manquements et des responsabilités.
 
1 La crise de l’euro est derrière nous, tout le monde le dit. Néanmoins, pour les nécessités de la narration, pour la tonicité du discours et pour maintenir le suspense, on fera comme si ce n’était pas vrai du tout.

10 commentaires:

  1. Il est en effet nécessaire de rappeler que "l'Europe" n'est pas un monstre extérieur qui soumettrait nos politiciens, mais leur émanation. Les élites françaises, autant que les allemandes, sont cramponnées à la défense de la finance, au libre-échange intégral et à la dérégulation tous azimuts. Ils soutiennent l'euro dans la seule mesure où il leur permet d'avancer l'agenda néolibéral, sous sa forme la plus brutale. Corollaire : même si les événements les obligeaient à renoncer à leur golem monétaire, ils poursuivraient la même politique par d'autres moyens. ce n'est pas seulement de l'euro que nous devrons nous libérer, mais bien de l'oligarchie qui se cache derrière. c'est d'ailleurs ce que montre l'article de Laurent sur la Grande-Bretagne.

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  2. L'UE est un grave dénie démocratique. Le retour du politique signifiera la fin de la technocratie entendue comme pouvoir autonome et la réaffirmation de la volonté autonome des peuples.

    Ce machin doit totalement finir et il revient à chaque citoyen d'être très attentif aux manœuvres de cette structure monstrueuse et illégitime souhaitant survivre à la colère libératrice de chaque nations.

    Il faudra donc aller jusqu'au bout de la déconstruction de l'UE en déchirant tous les traités et en récusant toutes les productions de cette horrible machin qui martyrise les peuples au nom de la finance, de la banque, de la concurrence pure et parfaite, et des carrières de tous ces citoyens du monde amis de la dérégulation totale et du désastre absolu.

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  3. La grande coalition en Allemagne pourrait bien constituer les préparatifs d'une sortie allemande :

    D’ailleurs, pour Bank of America, il y a un risque « relativement élevé » que la Cour se prononce sur l’illégalité du programme OMT, interdisant de facto à la Bundesbank de participer à ce mécanisme, ce qui en signerait l’arrêt de mort. Dès lors, les politiques de sauvetage de la BCE perdraient toute crédibilité sur le marché instantanément sans le soutien allemand.

    Plus grave encore pour le juge en chef Andreas Vosskuhle, « l’Allemagne a épuisé les possibilités de poursuite de l’intégration de l’UE en vertu du droit constitutionnel allemand. S’il souhaite prendre des mesures révolutionnaires vers une union fiscale, il doit se doter d’une «nouvelle constitution» ».

    Or se doter d’une nouvelle Constitution exigerait un référendum dont le résultat serait presque à coup sûr négatif tant nos grands zamis les Zallemands ne se sentent pas pressés, et comme on les comprend, de devoir payer pour le reste de l’Europe !

    http://www.economiematin.fr/les-experts/item/8445-economie-allemagne-plan-aide-rejet-cour-constitutionnelle-politique-economique-zone-euro-sauvetage-endettement-marchess-boursiers-constitution-sortie-euro-souverainete-nationale

    olaf

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  4. J'aime bien cet article. L'Europe est peut-etre davantage le theatre d'un consensus technocratique mou permanent plutot que d'un grand dessein atlanto-liberal ?

    A noter que dans l'esprit de beaucoup d'Anglais, l'Union Européenne est le fruit d'un complot "communiste" qui a pour but d'eriger un super-Etat-regulateur afin de museler le flamboyant liberalisme anglo-saxon. Cela tranche avec les analyses soralo-asselinesques.

    En fait, le probleme est davantage l'uniformisation des politiques, en negation des pesanteurs culturelles nationales : les Francais ont l'impression qu'on les force à penser comme des Anglais, et les Anglais qu'on les force à penser comme des Francais. Que chacun redevienne maitre de ses propres affaires, et tout ira mieux de ce point de vue là.

    Talisker.

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  5. J'ai l'impression que l'Europe de Bruxelles represente un peu l'ideal du politicien de carriere français ou autre. Avec son coté "tour d'ivoire" imperturbable, ses responsabilités diluées, voire absence totale de responsabilité devant les citoyens.

    Je ne sais pas si l'UE est plus à gauche que les pays membres.
    Sur les normes sociales, environnementales, exception culturelle... les commissaires se sont montrés sans pitié.
    Mais sur le plan des finances il est clair, comme le dit C. Delaume, que certains commissaires comme Barnier ont voulu sauver la peau de l'UE et que les dirigeants de la BCE ont voulu sauver les banques.
    Les politiciens nationaux eux, se sentent plus ou moins déresponsabilises par l'Europe.
    Ce que ca m'enseigne c'est que lorsque des politiciens ou directeur de banque centrale, se sentent en danger, ils remettent leurs neurones en marche et deviennent bien plus souples d'esprit.

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  6. When adding the impacts of the various elements of NExit together we can comfortably conclude that a well-executed NExit should deliver sustained higher rates of growth in Dutch gross domestic product than remaining within the bloc, and that these benefits are significant.

    http://www.telegraph.co.uk/finance/economics/10621264/Dutch-would-be-better-off-if-they-left-the-euro.html

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    1. https://www.capitaleconomics.com/data/pdf/NExit.pdf

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  7. C'est un effet d'annonce qui ne sera suivi d'effet que si l'Allemagne le veut bien. Ainsi l'UE espère, en vain, récupérer une crédibilité largement entamée pour ne pas dire plus.

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  8. Dans le cas de la France il est clair depuis longtemps que les politiciens se servent de la contrainte européenne comme alibi pour imposer sans débat leur agenda ultralibéral à un peuple qui n'en voudrait pas et le refuserait si on lui demandait son avis.

    Si l'UE n'était pas ultralibérale et antidémocratique nos dirigeants nous en auraient sortis depuis longtemps. D'ailleurs on voit bien que quand par exception les normes européennes contrarient les intérêts de la bourgeoisie française elles cessent subitement d'être considérées comme impérieuses pour être purement et simplement ignorées.

    C'est fréquent pour les normes environnementales, par exemple sur l'eau potable. Si l'UE exige la privatisation des services publics c'est un ordre auquel nous ne pouvons pas nous soustraire. Si elle veut garantir l’accès à une eau potable de qualité ce n'est plus qu'une simple suggestion qui ne nous engage à rien.

    Le premier obstacle à la sortie de l'UE et de l'Eurozone vient du fait qu'elle servent aux politiciens français à ne pas assumer la responsabilité des choix qu'ils sont décidés à imposer de toute façon au peuple français. Sans elles ils se sentiraient orphelins, acculés à un face-à-face avec le peuple qu'ils veulent éviter à tout prix.

    Ivan

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