samedi 22 février 2020

Coralie Delaume clarifie nos relations avec l’Allemagne (2/3) : le grand malaise allemand

Pendant longtemps, beaucoup de média se contentaient de sa seule balance commerciale pour juger de l’état de l’Allemagne. Depuis la parution de « Made in Germany », de Guillaume Duval, début 2013, les jugements se font parfois plus nuancés, ce qui est confirmé par la crise politique du pays. Dans ce livre, Coralie Delaume propose une analyse extrêmement riche, qui permet de comprendre le grand malaise allemand si important pour nos relations avec ce pays.




Un éloignement progressif du projet européen


Dans une synthèse assez lumineuse, elle écrit que « la succession mécanique des causes et des effets dans un cadre rigide et inadapté a produit une situation qu’aucune volonté claire n’a vraiment fomentée (…) elle s’est mise en place par étapes à partir du milieu des années 80, de façon si insidieuse et si peu agressive que personne n’y a pris garde, pas même les Allemands ». En effet, elle rappelle que l’Allemagne ne voulait pas de l’euro et qu’en 1992, soixante économistes avaient pris position contre Maastricht, dénonçant des critères de convergence « trop laxistes », prophétisant qu’« une monnaie commune soumettra ceux de nos partenaires qui sont économiquement plus faibles à une pression plus forte de la concurrence, et par là, ils connaîtront une croissance du chômage ».



C’est bien ce qui est apparu avec la crise de la zone euro, postérieure à la grande crise financière de 2008. C’est la construction européenne actuelle qui pousse l’Allemagne à défendre un ordre austéritaire, sans forcément le vouloir mais juste « en défendant son intérêt propre, comme le font tous les pays du monde, détruisant au passage les modèles sociaux de ses voisins avec la bonne conscience que lui confère le sentiment d’offrir aux autres les clés de la vertu ». Elle note que l’objectif de Berlin est clair depuis le début : « rendre ses partenaires solvables à force d’austérité afin de ne pas avoir à payer pour eux. Eviter toute socialisation des déficits, des dettes, toute union de transfert ». C’est pour cela que tous les projets d’euro-obligations sont morts-nés, la très diplomatiquement correcte Angela Merkel osant même dire qu’elles ne se feraient pas de son vivant mi-2012 pour tuer l’idée dans l’œuf.



Et encore, l’Allemagne n’a pas pu tout empêcher, sachant qu’en 2011, devant l’évolution de la politique de la BCE pour sauver la monnaie unique, le patron de la Bundesbank a démissionné, tout comme le chef économiste allemand de la BCE, exprimant un vrai désaccord de l’Allemagne avec la politique européenne. Et en 2017, Merkel a repris les analyses du FMI, qui estimait en 2017 que l’euro est sous-évalué de 18% pour l’Allemagne et surévalué de 6,8% pour la France : « nous avons en ce moment, bien sûr, un problème avec la valeur de l’euro (…) Si nous avions encore le Deutschemark, il aurait certainement une valeur différente de celle de l’euro ». Elle note également que cette construction a poussé à une divergence des taux sur la dette publique, au grand bénéfice de l’Allemagne, qui emprunte le moins cher de la zone euro, jusqu’à gagner de l’argent sur les fonds prêtés à la Grèce…



Elle dénonce l’idée d’un modèle allemand : Marcel Fratscher, qui préside le DIW (institut allemand pour la recherche économique), estime que « les Allemands sont arrogants et sont convaincus que l’économie va très bien, qu’ils ont fait les réformes nécessaires, contrairement aux autres, notamment les Français. Mais cette arrogance n’est pas justifiée (…), il ne faut pas oublier que beaucoup d’emplois sont précaires et que beaucoup de gens travaillent à temps partiel. Et le salaire minimum qu’on a introduit entre-temps ne règle pas tout ». Un autre économiste allemand, Christian Odendahl note que le rebond de l’économie allemande vient « de la rencontre fortuite d’éléments favorables (…) reprise dans le secteur de la construction (…) la forte croissance des émergents avides d’équipements made in Germany (…) réorganisation des chaines de production, enfin grâce à des délocalisations massives en Europe centrale et orientale ». Pour lui, les lois Harz n’ont été que « concomitantes avec le redressement de l’économie germanique sans en avoir été la cause », tout en ayant « généré des effets pervers à ne pas négliger : explosition des contrats précaires, augmentation du risque de pauvreté, atonie de la demande intérieure ».



La meilleure preuve de l’échec du « modèle allemand » est l’évolution politique du pays. Les législatives de 2017 ont vu les partis au pouvoir enregistrer un recul historique et le Bundestag se fragmenter d’une manière indédite. En réalité, c’est l’Allemagne qui doit changer car les excédents des uns sont les déficits des autres, et les immenses excédents allemands contribuent grandement aux déséquilibres économiques de notre monde. L’austérité allemande est allée trop loin, au point de négliger l’état des infrastructures, 40% des routes nationales et 46% des points étant à refaire selon le DIV et d’être critiqué par The Economist. Le FMI a dénoncé en 2017 une augmentation du « risque de pauvreté ». La crise politique est encore renforcée par la politique de Trump et la crise migratoire européenne.



Pour elle, « l’Allemagne assume mal son statut de primus inter pares (…) Il est possible que les Allemands désirent bientôt se recentrer sur leur pays et sur les problèmes spécifiques auquel il est confronté ». En outre la dépendance du pays à l’égard de ses exportations accentue le désalignement avec les autres pays, comme l’illustrent les négociations en cours avec les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne, où Berlin adopte une ligne très conciliante pour protéger ses intérêts et excédents… Pour elle, l’UE est une « sorte d’entité molle et post-politique, espace liquide aux contours vagues au sein duquel tout circule et à l’intérieur duquel tout entre comme dans du beurre (…) même si elle vivote encore un temps, l’UE ne s’en remettra pas » et l’Allemagne pourrait choisir « de claquer la porte la première », une analyse que j’avais également évoquée en 2013, en me concentrant alors sur la question de l’euro.



Bref, entre un modèle de développement à bout de souffle et dont le bilan apparaît tous les jours comme plus mauvais, ainsi qu’elle l’a développé dans Marianne, et un inconfort grandissant dans cette UE dont elle est la principale force, mais qui n’en veut pas les devoirs, et refuse toute évolution fédéraliste, la situation apparaît comme explosive, comme je le détaillerai dans une semaine.



Source : Coralie Delaume, « Le couple franco-allemand n’existe pas », Michalon

5 commentaires:

  1. J'ai travaillé en RFA il y a longtemps et à l'époque j'avais ressenti un certain mépris voire de la jalousie de la part d'allemands. Pas de tous certes (et heureusement) mais c'était assez prégnant. Ils ont viscéralement cette volonté de domination. Nos gouvernants, qui se croient "trop intelligents", sont de vrais imbéciles et par voie de conséquence pas à la hauteur de la situation.

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    1. L'arrogance est dans tous les pays, France( la grande nation comme disent pour rigoler les allemands ), USA, Israel, Chine, Japon... c'est un phénomène psycho-sociologique.

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  2. "et refuse toute évolution fédéraliste"

    Mais vous même refusez toute évolution fédéraliste, comme tout chancre souverainiste bêtement fier de sa bêtise, vous êtes l'hôpital qui se moque de la charité, qui tirez sur l'ambulance et le pianiste.

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  3. « la situation apparaît comme explosive » dites-vous.

    La situation est explosive depuis 2010. Mais ça n'explose pas grâce à l'action de la BCE qui déverse des tonnes de liquidités et fixe ses taux d'intérêts très bas. Et ça peut durer longtemps encore. On peut vivoter comme ça avec une croissance faible, une inflation faible, des salaires qui stagnent, une dette qui n'est contenue que par la politique monétaire.

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    1. J'ajoute qu'en 2019, il y a eu une nouvelle Commission européenne et un nouveau président de la BCE, et l'Allemagne a revendiqué la tête de la Commission et a laissé à la France la direction de la BCE, puisque c'est madame Lagarde qui a succédé à Draghi. Cela montre bien que l'Allemagne a renoncé au moins temporairement à influencer la politique monétaire qu'elle a souvent contestée et qu'elle conteste encore en interne. Le gouvernement allemand sait très bien qu'une politique monétaire plus restrictive signerait la fin de l'euro, et visiblement ce n'est pas ce qu'elle souhaite.

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