mercredi 5 août 2015

Pourquoi les théories du complot existent-elles ? – 4ème partie (billet invité)

Billet invité de Marc Rameaux, que je vous recommande vivement, suite de la 1ère partie, de la  2ème partie, et de la 3ème partie. Il vient de publier « Portrait de l’homme moderne ».


4.    Les comportements qui attisent les théories du complot

S’il faut moquer les théories du complot, misérables dans leur argumentation et pathétiques, il faut aussi prendre conscience que le complotiste possède un double, qui se pense intelligent mais l’est tout aussi peu, et qui de surcroît porte une responsabilité importante quant à l’apparition des théories du complot. Comme souvent dans mes écrits, ce double est un négatif photographique : il est en apparence opposé à ce qui lui fait face, mais est en fait son frère jumeau.

Car la vox populi ne fera pas de détail. Les subtilités des sciences cognitives ou de la théorie des jeux ne seront pas prises en compte : l’apparition de noyaux durs dans les phénomènes d’intelligence collective sera perçue comme un complot : à tort, mais avec des conséquences qui peuvent être catastrophiques pour la société, de haines attisées, de révoltes destructrices et aveugles, voire d’établissement de régimes totalitaires si ces révoltes prennent le dessus. Et ceux qui sont censés avoir l’intelligence de comprendre les véritables mécanismes en jeu sont d’autant plus coupables, plus encore que le complotiste naïf, de les avoir laissé dériver.

Deux comportements attisent le complotisme :

  • Les différentes variantes de l’abus de bien social : copinage, népotisme, octroi de privilèges sous le masque de la loi. Un exemple parmi d’autres est celui de la communauté d’agglomération de Seine Défense qui regroupe les communes de Puteaux et Courbevoie, qui a nommé 14 vice-présidents sur 48 membres, en sachant que la loi prévoit une généreuse indemnité (2508 euros mensuels bruts) pour les vice-présidents et non pour les simples conseillers. L’action est légale, mais son esprit est évidemment inique. Il est d’ailleurs plus grave de commettre de telles actions sous le couvert de la loi que de violer franchement les règles : à la malhonnêteté, l’on rajoute l’hypocrisie. Les différents ouvrages de Sophie Coignard qui mène un travail exemplaire de journalisme d’investigation fournissent de nombreux exemples de ces dérives.
  • La confiscation du débat démocratique, sous les différentes formes du « TINA » (there is no alternative). La version dévoyée et usurpée du libéralisme pratiquée de nos jours, devenue une religion et un intégrisme quand le libéralisme historique est né au contraire du rationalisme critique, en est l’une des meilleurs illustrations. La façon dont la construction européenne s’est affranchie de façon croissante de tout contrôle et de toute expression démocratique en est une autre variante. De façon générale, toute prétention d’une classe dirigeante à détenir la vérité absolue, appuyée souvent sur une vision téléologique de l’histoire visant à écraser toute personne émettant une critique sur leur action, est le problème dont nous parlons. Comme l’avait déjà fait remarquer Karl Popper dans « The open society », quiconque appuie ses convictions en s’appropriant le sens et la finalité de l’histoire engendre un totalitarisme, et ce qu’elle que soit d’ailleurs la nature idéologique de la vision finale : qu’il s’agisse du marxisme d’hier ou du pseudo-libéralisme d’aujourd’hui, les conséquences sont les mêmes. Du reste, il peut s’agir des mêmes personnes qui adoptent un tel comportement : la génération des « élites » passée du col Mao au Rotary est toujours la même, montrant au passage que ce n’est nullement une conviction qui les intéresse, mais la rétention illimitée du pouvoir.

Il est intéressant de noter que les deux travers précédents vont souvent de pair : le responsable véreux a tout intérêt à évacuer tout débat afin de poursuivre ses agissements en silence. Le procédé fonctionne d’autant mieux que ceux qui accaparent le débat démocratique font généralement assaut d’indignations vertueuses.

S’il faut condamner les théories du complot, il faut aussi détecter leur double inversé, qui consiste à accuser de complotisme toute forme de critique sociale. Ainsi, tout ce qui dévie d’un dogme néo-libéral avec éventuellement quelques variantes socialisantes pour se donner bonne conscience sera taxé d’arriération, de repli sur soi, voire de fascisme. La crispation d’ «élites » de plus en plus illégitimes sur des positions fausses les a conduit à excommunier toute forme de critique de leur action, associant de façon mensongère politiques interventionnistes, critiques des institutions ou traités européens, remise en question de la monnaie unique, souveraineté nationale à des formes de fascisme voire de racisme. Ce parce que les paradigmes du néo-libéralisme, concurrence pure et parfaite, déréglementation conçue comme un bien en soi, sont intégralement faux pour quiconque exerce quelque responsabilité dans le monde de l’entreprise. Cette dialectique irresponsable met ainsi « dans le même sac » Joseph Stiglitz et Soral, Paul Krugman et Dieudonné, Alain Finkielkraut et Marine Le Pen. « L’œil de Brutus » a très bien décrit ces différentes techniques de terrorisme intellectuel qui pourrissent le débat politique et économique : "Les nouveaux inquisiteurs"

Bien évidemment, une telle attitude de déni ne peut qu’entretenir davantage de soupçons dans la vox populi. Les théories du complot ne sont que la conséquence logique de la confiscation du débat démocratique. Elles sont l’une des formes extrêmes du poujadisme, mais comme pour celui-ci, par une extraordinaire inversion des responsabilités, ce sont ceux dont le comportement fait tout pour attiser le poujadisme qui se posent les premiers en accusateurs.

Pour certains, le but d’un tel terrorisme intellectuel est clair : il vise à pouvoir continuer indéfiniment les petits arrangements entre amis, en faisant taire toute forme de contestation. Ainsi Berlusconi ou Tibéri aiment à se peindre en victimes – d’ailleurs de complots ( !) – perpétrés par des « juges marxistes ». Le renversement de responsabilité et l’accusation poussant vers un enfer idéologique tiennent maintenant lieu d’argument, afin d’éviter tout contrôle démocratique. Les cas de Berlusconi et Tibéri sont extrêmes, et faciles à moquer. Bien plus redoutables sont ceux qui parviennent à maintenir un vernis de respectabilité en se livrant aux mêmes pratiques, tel par exemple l’actuel président de la commission européenne et chef de file de la corruption luxembourgeoise.

Une objection souvent entendue est que de telles turpitudes ont toujours fait partie de l’ordre du monde, que la corruption des dirigeants est naturelle, et que sa critique relève de l’idéalisme. Etant moi-même plongé dans le monde de l’entreprise, je sais n’être pas idéaliste : je suis loin de demander la perfection. Tout est affaire de degrés : comme dans un organisme vivant, un taux d’impureté doit toujours être toléré, mais lorsque celui-ci excède largement le fonctionnement sain, il ne s’agit plus d’une acceptation roborative d’un peu de saleté, mais de l’apparition de la gangrène. Au début de mon expérience professionnelle, c’est-à-dire il y a près de 30 ans, j’évaluais le taux de dirigeants méritant leur poste à 50%, les 50 autres pourcent étant usurpés, et je trouvais ce taux normal et admissible (je continue de le trouver tel aujourd’hui). Autant dire que je suis loin de l’idéalisme. Mais actuellement, je pense que ce taux est passé à 10 % contre 90%, dans le mauvais sens. Il ne s’agit plus ici d’exiger de nos dirigeants d’être des modèles de vertu, mais de conserver au moins le seuil de la décence minimale.

Combattre le « tous pourris » est indispensable, mais ceci est valable dans les deux sens : aussi bien à l’encontre du démagogue qui le hurle, qu’à l’encontre du cynique mondain qui s’en amuse et se pense intelligent pour cela. Combattre les théories du complot doit provenir de la raison critique, non d’une fatuité de nanti qui les emploie comme paravent de sa propre dépravation.

Le paysage intellectuel français se trouve à présent dévasté, selon une impossibilité de débattre sérieusement de toute alternative politique ou économique. Ceux qui se targuent de représenter la civilisation, l’ouverture aux autres et le progrès économique trahissent leur imposture en ne sachant plus employer la raison critique, gage de toute société ouverte. La démence téléologique des projets néo-libéraux répond à la démence des théories du complot. Les procès sont partout, la raison nulle part.

Il m’est parfois demandé pourquoi employer le terme « néo-libéral » et exactement ce qu’il signifie. Il peut se comprendre très simplement, en remarquant qu’un néo-libéral est à un libéral authentique ce qu’un néo-conservateur est à un conservateur authentique : son exact opposé, assorti d’une usurpation visant à récupérer la noblesse d’une tradition qu’ils ne posséderont jamais. Néo-libéraux et néo-conservateurs veulent nous engager dans leurs grandioses visions du monde, leurs projets de refonte globale du paysage géo-politique ou économique dans de triomphales marches de l’histoire, écrasant au passage tout contestataire comme étant un arriéré. Je pense dans ces cas-là à la douce mais ferme expression de Karl Popper, authentique libéral et vrai conservateur, et à l’une de ses leçons : être conservateur, c’est avant tout montrer de l’humilité face au réel, c’est ne jamais prétendre se l’accaparer, et admettre ainsi la grande part d’empirisme dans tous nos progrès. Comme nous en sommes loin actuellement, chacun tenant des positions d’une intolérance totale, et en rejetant la responsabilité sur l’autre camp.

Cet affrontement prend souvent une forme très reconnaissable : la dialectique des « aigris » contre les « révolutionnaires ». Ceux qui défendent un intérêt en place et un ordre social existant présenteront toujours ceux qui le contestent comme des « aigris » ou « ratés », dont la motivation véritable est une vengeance à n’avoir pas été suffisamment reconnu par la société. Ceux qui contestent cet ordre se présenteront eux-mêmes comme de courageux révolutionnaires ou résistants, affrontant un ordre inique. Le problème est que cette dialectique reste la même dans les deux cas de figure : selon que l’un ou l’autre camp est légitime. Longtemps de pseudo-révolutionnaires ont masqué le ratage de leur propre vie par une prétendue contestation, démolissant ou accusant la complexité des institutions démocratiques, souvent sous la forme de théories du complot. Dans ce cas, ce sont les tenants de l’ordre existant qui sont légitimes. Mais la même dialectique avait cours par exemple dans le cas du régime de Vichy. Les collaborateurs portraituraient les résistants en aigris, dont l’action était uniquement motivée par le fait qu’ils avaient raté le train de l’atteinte des cercles du pouvoir. Dans un tel cas, c’est cette fois le choix de la désobéissance civile qui était légitime. Extérieurement, la dialectique des « aigris » contre les « résistants » est une situation indécidable : l’observation des postures des deux protagonistes ne permet pas de trancher, seul un troisième élément extérieur d’observation de la société en question permet d’objectiver si nous nous trouvons dans le cas de révolutionnaires de salons ou d’un exercice légitime de la désobéissance civile.

La grande difficulté du monde actuel, est que nous nous trouvons dans une situation où cette ambiguïté de la dialectique des « aigris » contre les « révolutionnaires » n’est pas noire ou blanche, comme elle pouvait l’être à d’autres époques. Une partie de notre société vit sur le précieux héritage de la constitution des démocraties civilisées, qu’il faut défendre par une adhésion à l’ordre social qu’elle a mis en place. Une autre partie connaît une dérive inquiétante : vivant à crédit de l’héritage démocratique, nous connaissons un règne d’usurpateurs et de faussaires aux leviers économiques et politiques de décision, les stratégies gagnantes de la société favorisant de façon croissante le profil psychologique du pervers narcissique au détriment du vrai dirigeant. Les lecteurs de mes livres « L’orque » ou « Le portrait de l’homme moderne » savent à quoi cette dérive est due : la complexité des organisations, et plus précisément l’emploi de l’organisation matricielle en entreprise, a ouvert la possibilité d’un détournement de celle-ci pour avantager des profils peu scrupuleux passant leur temps en appropriation du mérite d’autrui. L’émergence récente des pervers narcissiques aux leviers de décision est un phénomène maintenant couramment analysé dans nombre de revues de management anglo-saxonnes, qui se sont inquiétées de ce dérapage de la méritocratie : le fameux « Snakes in Suits » publié en 2006 avait ouvert la voie. Il faut donc se frayer une voie étroite, en rejetant les discours démagogiques dont le complotisme est une forme extrême, mais ne montrer aucune complaisance envers les formes dévoyées de la démocratie que sont le clientélisme, le règne des usurpateurs à l’ego boursouflé, les différentes formes de vol en bande organisée. De Platon à Tocqueville, nous savons que la démocratie est un équilibre fragile, et que les voies permettant de la pervertir sont multiples et redoutables, nécessitant une vigilance constante.


Nous payons une « disneylandisation » du paysage intellectuel français, à présent limité à l’identification des « bons » et des « méchants ». Les théoriciens du complot comme ceux qui les ont engendrés par leur goût du pouvoir et leur dévoiement continuent ainsi de se disputer vainement sur ce champ de ruines. La démocratie est un fragile équilibre qui évite ces deux écueils. Ni démagogie aveugle, ni cynisme irresponsable, elle tente de voir clair dans les différents jeux d’influence des sociétés humaines, sans idéalisme car elle sait que seul un équilibre des pouvoirs rend la société vivable, non une hypothétique vertu. Si les complotistes sont pitoyables, ceux qui ont anesthésié toute forme de critique sociale pour faire perdurer des modes de fonctionnement de plus en plus iniques sont encore plus condamnables, car ils sont ceux qui sont censés montrer l’exemple.

3 commentaires:

  1. @ Marc Rameaux

    Votre billet est aussi riche qu'intéressant.
    La remarque, qui me vient à l'esprit à la lecture de votre article, est que votre analyse pourrait, vue de ma fenêtre, faire abstraction d'une théorie du complot. Il me semble que le système que vous décrivez existe aujourd'hui sans qu'il y ait une quelconque nécessité à l'expliquer en recourant à l'idée du complot au sens de projet secret élaboré par des personnes contre d'autres personnes ou institutions (Bilderberg ou autres). Il s'agit plus probablement de l'adhésion des dirigeants politiques et économiques du monde à des théories en vogue de nature à donner un sens (signification et direction) aux actions humaines. Cette adhésion, qui repose sur une promotion de leurs propres intérêts, se réalise d'autant plus facilement qu'il n'existe plus aucune alternative pour rassurer des gens qui ont besoin de disposer d'une grille de lecture claire et de certitudes (cf. les cols Mao au Rotary).

    DemOs

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    1. Nous sommes en vérité dans une démarche religieuse où les concepts et principes économiques néo-libéraux se substituent aux versets des livres sacrés. Il suffit de reprendre les discours et écrits des politiciens et technocrates pour le vérifier.

      DemOs

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    2. @DemOs : Merci de votre appréciation.

      Mon article (il est un plusieurs parties sur le blog de Laurent) vise bien à combattre les théories du complot. Mais il comporte un autre versant : il renvoie dos-à-dos deux attitudes, celle des complotistes et celle des classes dirigeantes qui emploient trop facilement l'argument du complotisme pour masquer leur malversations.

      La cause véritable que je défends est bien celle d'une dynamique / hallucination collective, qui touche aussi les classes dirigeantes, que vous décrivez. Cf les 3 billets précédents (l'article in extenso se trouve aussi sur mon blog ainsi que sur "l'oeil de Brutus"). Là où certains voient des complots, il n'y a que des jeux d'intérêts humains portés à leur paroxysme parce qu'ils n'ont plus de contre-pouvoir.

      Aussi, s'il faut combattre les théories complotistes, il ne faut pas non plus tomber dans le piège de dirigeants qui emploient cet argument pour faire taire toute forme de critique sociale.

      Marc.

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