vendredi 10 mai 2013

Le protectionnisme doit-il être européen ?


Après avoir fait un constat robuste sur les limites du libre-échange pour les pays dits développés comme le nôtre et un plaidoyer pour plus de protection, les auteurs rentrent dans la politique pour expliquer l’évolution du débat public puis de proposer comment mettre en place un protectionnisme.



Le débat qui dérange

Les auteurs se demandent « si la croyance dans la théorie dominante était devenue trop puissante pour imaginer qu’elle puisse produire autre chose qu’un progrès indéfini ? Et si le dogme du libre-échange était devenu si prégnant qu’il s’est mué en parole d’Evangile » ? Ils notent que ces idées ont été défendues par toutes les élites à quelques exceptions près (Maurice Allais), oubliant de noter le rôle du contexte historique porteur. Ils soulignent que le débat public est compliqué par les anathèmes portés contre les défenseurs du protectionnisme, traités de fascistes. Ils soulignent que les élites tendent à penser que « le peuple est victime d’une illusion ; il croit s’appauvrir, alors qu’en fait, il s’enrichit ».

Ils notent que Paul Krugman a changé d’opinion en écrivant en 2007 qu’« on ne peut plus affirmer, comme il y a une douzaine d’années, que les effets du commerce sur la répartition des revenus dans les pays sont modérés. On peut considérer au contraire qu’ils sont significatifs, voir importants et qu’ils pourraient bien le devenir plus encore ». Ils citent également Paul Samuelson qui disait en 2004 que « les gains pour les Etats-Unis liés au commerce international ne sont pas nécessairement supérieurs aux pertes » et Michel Rocard : « la Chine et l’Inde sont capables de produire tout ce que nous fabriquons. Et comme leurs coûts sont moindres, ce sont tous nos emplois industriels qui sont menacés ».

Les auteurs font un historique passionnant des débats sur le libre-échange en France depuis deux siècles, qui montre que cette question s’est toujours posée et qu’elle traverse la gauche comme la droite. Au début du 19ème siècle, c’était plutôt la gauche qui était libre-échangiste, au nom de la défense des consommateurs, avant de devenir protectionniste dans la deuxième moitié du siècle. La vague néolibérale des années 1980 balaiera cette évolution et touchera tout le monde. De manière étonnante, les auteurs voient dans la mention du « juste échange » dans le programme socialiste de 2012 un véritable « aggiornamento idéologique », démenti par les faits depuis, malgré les dires de Montebourg et Bachelay.

Protectionnisme contre protectionnisme

Ils soulignent le rôle du mauvais protectionnisme qu’est « la tricherie monétaire », pourtant ignorée par le G20. Ils citent Pierre-Noël Giraud, pour qui, « l’effet des fluctuations des grandes monnaies est bien supérieur à toutes les mesures envisagées par les protectionnistes les plus acharnés ». Il souligne la sous-évaluation chronique du yuan (41% par rapport au dollar, 54% par rapport à l’euro). Les auteurs ne sont guère convaincants quand ils rejettent sans autre forme de procès le protectionnisme à l’échelle nationale, forcément « nationaliste », qui « conduirait à l’autarcie et à un suicide de l’économie française », alors qu’ils avaient souligné la réussite du modèle coréen du sud, construit de la sorte et en concluent (trop rapidement) que la seule issue est un protectionnisme européen.

Malgré tout, je suis d’accord pour dire que l’échelon européen est un échelon naturel pour coopérer commercialement. Cependant, cela ne disqualifie pas l’échelle nationale et il faut comprendre que cela ne pourra pas se faire dans le cadre de l’UE, ni avec tous les pays de l’UE. Ils plaident avec raison pour un développement protectionniste de l’Afrique, notamment dans le domaine agricole, tirant les leçons des modèles asiatiques car les importations peuvent ruiner les agriculteurs. Ils plaident pour un accès plus favorable de l’Afrique à nos marchés (par rapport à la Chine). Ils notent également que les droits de douanes sont des ressources importantes pour les Etats africains (5 à 10% des budgets des Etats de la Cédéao). Ils rappellent que l’ouverture favorise les plus forts.

Ils pensent avec raison que le protectionnisme doit être social et écologique et que l’échelle européenne nous aidera. Ils plaident pour un triple protectionnisme : social, environnemental et fiscal. Ils dénoncent les normes mondiales, comme celles de la Banque Mondiale qui considère comme un obstacle aux affaires d’accorder plus de vingt jours de congés ou limiter le travail de nuit… Ils citent la charte de la Havane de 1947, inspiré par Keynes. Ils reprennent la proposition de Maurice Lauré d’une taxe sur les importations dont une grande partie serait reversé aux pays concernés ou à des organisations humanitaires.

Ils montrent que le marché des droits carbone accélère les délocalisations puisque la tonne de ciment, qui revient à 40 euros, doit acquitter une taxe d’environ 8 euros, ce qui renchérit son coût de 20%, à moins de verser des droits gratuits. Ils plaident pour une taxe qui toucherait également les importations pour un « juste échange ». Ils notent qu’en appliquant le prix du carbone actuel, nous devrions mettre en place une taxe de 30 milliards d’euros sur les importations chinoises, un avantage compétitif qui s’ajoute aux autres (salaires, protection sociale, fiscalité…).

Enfin, ils insistent sur le nécessaire protectionnisme fiscal, reprenant les chiffres du rapport de Gilles Carrez selon lequel les entreprises du CAC 40 paient en moyenne 12% d’impôts sur leur bénéfice contre un taux légal de 34,9%. Ils incriminent le mécanisme des prix de transfert (sachant que près de deux-tiers des échanges se sont au sein d’un même groupe). Pour Transparency International, ce sont 350 milliards de dollards de recettes fiscales qui seraient perdues, avec l’aide des parasites fiscaux. Soulignant le paradoxe d’une Union Européenne qui comporte plusieurs parasites fiscaux en son sein, ils rejettent pourtant tout protectionnisme intra-européen, et donc tout moyen d’action…

Les auteurs proposent de développer un « protectionnisme altruiste », en reprenant l’expression de Bernard Cassen. Ils plaident pour des mécanismes internationaux, comme la taxe Tobin, ou l’évaluation par des experts des différences entre pays. Ils proposent que l’ensemble des droits de douane sont intégralement reversés à des organismes comme le PNUD ou le Programme Alimentaire Mondial, pointant que la seule taxe à 25% des importations chinoises aux Etats-Unis, évoquée par Krugman, rapporterait 91 milliards, sachant que le total de l’aide au développement atteint 110 milliards.

L’impasse européenne

Avec naïveté, les auteurs proposent « pour sortir du libre-échange et promouvoir un protectionnisme social à l’échelle européenne, il faut passer par Bruxelles et accepter la lourde procédure communautaire ». Ils soulignent que le point de blocage sera Berlin et qu’il faudra convaincre l’Allemagne. Ils s’appuient sur la paupérisation d’une partie de la population (les 20% de la population qui gagne moins de 6 euros par heure) pour essayer de convaincre l’Allemagne, mais les efforts passés risquent au contraire de ne pas pousser Berlin à accepter cela. Ils soulignent que le déficit commercial de l’Allemagne par rapport à la Chine dépasse 20 milliards et que Pékin dépense déjà plus en R&D.

Puis, ils soutiennent qu’il faut « passer l’épreuve de l’OMC (…) à se glisser dans les interstices du droit international actuel, autrement dit, à utiliser les règles en vigueur pour poser des limites au libre-échange intégral ». Ils soulignent que Barack Obama n’a pas hésité à bloquer les importations de pneus chinois, mais ils  craignent pourtant le déclenchement d’une guerre commerciale. Cependant, ils notent que les excédents chinois nous mettent dans une bonne position. Ils citent Hubert Védrine pour qui « l’Europe manque de cran. Elle pourrait bien passer pour l’idiot du village global », alors que l’Europe a parfaitement le poids pour imposer ce qu’elle souhaite, y compris par le poids de son marché.

Ils rappellent que les 7% de coût inférieur de la production d’une Clio en Turquie sont vitaux pour Renault, dont la marge est de 3%. Ils appellent à « rapprocher le producteur du consommateur » et plaident pour le compromis fordiste. Ils notent que « la déterritorialisation a surtout fait les affaires du capital contre le travail ». Ils se demandent, « et si le système des barrières douanières n’était pas un moyen de protéger le libre-échange de sa nature auto-destructrice ? (…) En résumé, il adoucirait les mœurs du capitalisme ». Pour eux, le protectionnisme « place le politique au même niveau géographique que le marché et replace ce dernier sous contrôle démocratique ».

Au final, « Inévitable protectionnisme » est un bon livre, très bien illustré. Même si le tropisme européen est illusoire, le constat est très bon. Et il est difficile de ne pas imaginer, qu’à l’instar d’Emmanuel Todd, ils ne finissent pas par comprendre que seule l’échelle nationale permettra une solution rapide.

Source : « Inévitable protectionnisme », Franck Dedieu, B Masse-Stamberger, A de Tricornot, Gallimard

10 commentaires:

  1. Dans l'idéal le protectionnisme devrait être européen mais la réalité ne le permet pas dans la mesure où la Grande Bretagne et l'Allemagne sont foncièrement libre-échangistes et puis comme pour tout le reste les intérêts sont trop divergents pour qu'un protectionnisme voie le jour même si l'UE vient de décider de taxer à 47% les panneaux solaires chinois, mais une hirondelle ne fait pas le printemps.
    La monnaie peut être un moyen de se protéger par la variation de son cours comme le font tous sauf les européens en effet les Japonais ont décidé de jouer à la baisse le cours du Yen, les US le dollar et les Chinois ont un Yuan notoirement sous-évalué d'environ 50% mais le dogme européen doit l'emporter et les peuples en crever ! L'euro semble surévalué d'au moins 25% mais il n'y a pas de raison que cela change tant que cela ne dérange pas l'Allemagne.

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  2. La méconnaissance — pas forcément involontaire — de l’histoire joue un rôle important dans l’argumentaire des pourfendeurs du protectionnisme. L’idée que le protectionnisme mis en place après la crise de 1929 serait à l’origine des politiques autarciques des États totalitaires et, de là, des tensions internationales ayant conduit à la Seconde Guerre mondiale, est l’une de ces contre-vérités ou mensonges « utiles » que servent régulièrement les défenseurs à tous crins de la mondialisation à ceux qu’ils veulent convaincre des vertus pacificatrices du libre-échange.

    Il est pourtant aisément vérifiable que la mise en place des politiques protectionnistes est une conséquence de la rétractation du commerce mondial après 1930 et non pas sa cause (même si elle a pu l’amplifier), et a représenté une réponse des économies nationales face aux déficits croissants des balances commerciales qui découlaient inévitablement de l’effondrement précoce du volume des échanges. Au printemps 2009, Jacques Sapir a fait sur cette question une mise au point solidement étayée qui rappelle que l’essentiel de la contraction du commerce international s’est joué entre janvier 1930 et juillet 1932, antérieurement à la mise en place des mesures protectionnistes ou autarciques dans certains pays (http://www.lafauteadiderot.net/Totems-et-Tabous-le-retour-du).

    Quelques mois plus tôt avait paru dans Le Monde un article de Daniel Cohen intitulé « Le protectionnisme aggraverait la crise », dans lequel il se fondait sur l’exemple des années trente pour recommander de ne pas chercher dans le protectionnisme un remède aux difficultés actuelles, mais plutôt de chercher à mettre en place de nouvelles régulations du commerce international : « Autant le protectionnisme aggraverait la crise s'il était appliqué au coeur de la récession, autant je trouve légitime la réflexion sur l'organisation du commerce mondial. Il ne s'agit pas de prôner un libre-échangisme vulgaire. Il faut des normes pour tous et des exceptions pour les pays défavorisés. » (http://www.lemonde.fr/la-crise-financiere/article/2009/02/06/daniel-cohen-le-protectionnisme-aggraverait-la-crise_1151724_1101386.html).

    Cohen passe ici sous silence la question du temps qu’il faudrait pour mettre en place — au prix d’un processus de négociations qui ne saurait être ni aisé, ni rapide — des normes du système des échanges internationaux, dans un contexte où les effets pervers d’un commercialisme irréfléchi ont déjà entraîné la disparition ou le déclin avancé des industries traditionnelles, tout en stérilisant dans l'œuf les vélléités de renouveau productif. Quant aux mesures visant à « protéger les travailleurs de la précarisation », par la création d’une nouvelle sécurité sociale, il ne précise pas comment un pays miné par le poids de déficits croissants serait en mesure de les financer… L’inadéquation apparente de ses préconisations, puisqu’elles se limitent au fond à inviter à une « réflexion sur l’organisation du commerce mondial », se comprend mieux dès lors que l’on prend en compte le cœur idéologique de sa démarche : masquer l’ampleur des dégâts d’un commercialisme largement dérégulé (le commerce mondial, dit-il, ne détruit qu’une « infime part » des emplois ordinairement détruits en France) en agitant le chiffon rouge des dangers du protectionnisme (ou « L’épouvantail du protectionnisme », pour reprendre le titre d’un excellent article de Gaël Giraud : http://www.ceras-projet.org/index.php?id=4859).

    YPB

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  3. J'estime pour ma part que le protectionnisme devrait être aussi national, car cette doctrine économique doit être mise en place pour défendre nos intérêts économiques vitaux. Quant à l'OMC, il ne faut pas rêver, il n'y rien à espérer de cette organisation dont le but est justement totalement contraire au protectionnisme.

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  4. Le rejet de la nation comme unité fondamentale reste subordonné à un mythe : celui que le conflit entre les nations européennes a entraîné cette dernière dans la guerre en 1914 et 1939 - ce qui est très loin d'être la réalité - les historiens sérieux estimant que ces guerres sont davantage le résultat d'une vision impériale allemande.

    Notons qu'au contraire de ce mythe, le 8 mai 1945 constitue, à bien des égards, une "victoire des nations" y compris dans ses dimensions sociales (droit de vote des femmes par exemple, ou invention des systèmes de sécurité sociale) et ses débordements (mouvements de migrations forcées en Europe de l'Est et Allemagne).

    Le mythe de la confrontation des nations est une concession faite, dans l'immédiate après guerre, à l'Allemagne. Elle a pour objectif d'ancrer l'Allemagne dans l'alliance américaine - la proposition d'une grande Allemagne neutre ayant été rejetée.

    De ce point de vue, il y a un travail intellectuel à faire. On a sous-estimé et décrié abusivement la nation comme concept, alors qu'elle reste un modèle difficilement dépassable à l'heure actuelle. L'attaque sur les systèmes sociaux au nom du libre échange est assez symptomatique de ce glissement de la pensée.



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    1. Pour un plaidoyer d'économiste en faveur de l'État-nation, voir l'important papier de Dani Rodrik, Who needs the Nation State ?, Centre for Economic Policy Research, Discussion Paper n° 9040, june 2012 (http://www.voxeu.org/sites/default/files/file/DP9040.pdf).

      YPB

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  5. Le match Todd-Quatremer ce soir, avec MF Garaud aussi :

    http://www.france2.fr/emissions/ce-soir-ou-jamais/diffusions/10-05-2013_57053

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  6. "la Banque Mondiale qui considère comme un obstacle aux affaires d’accorder plus de vingt jours de congés ou limiter le travail de nuit…"

    De mieux en mieux, j'ai beau me faire a l'idée que ce sont des salopards ils arrivent toujours a me surprendre par leurs ignominies.

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  7. En lisant Marianne cette semaine:
    Todd a finalement compris ce que l'on peut, enfin ne peut pas attendre de Hollande...
    Ca doit lui faire mal...

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  8. Rueff qui conseillait de Gaulle et Allais faisaient partie de la Société du Mont-Pèlerin :

    Préfigurant le Marché commun, alors en formation, Rueff recommande l'ouverture à la concurrence dans un second rapport qu'il rédige en collaboration avec Louis Armand, à la tête du comité Rueff-Armand. À sa publication en 1960, les journalistes dénomment « plan Rueff-Armand » ce document intitulé Rapport du Comité pour la suppression des obstacles à l'expansion économique.

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Rueff

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Soci%C3%A9t%C3%A9_du_Mont_P%C3%A8lerin

    Olaf

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  9. @ Cording

    Bien d’accord.

    @ YPB

    Très juste. Merci pour tous ces liens. Il y a juste trois « prix Nobel » (Allais, Krugman, Stiglitz) qui dénoncent ce mythe du rôle du protectionnisme dans la crise de 1929. Il n’était qu’une conséquence et non une cause, comme le montre l’épisode de 2008.

    @ JJS

    Bien d’accord.

    @ Léonard

    Bien d’accord

    @ Olaf

    J’ai vu le live tweet. Je regarderai l’émission demain.

    @ TeoNeo

    Intéressant…

    @ Anonyme

    C’était prévisible.

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